On connaissait l’alchimie médiévale de la pierre philosophale, capable de transmuer les métaux en or. Il faudra désormais compter sur l’alchimie comique d’un des couples cinématographiques les plus réjouissants du moment : Tina Fey et Steve Carell ! Ces alertes quadras ricains, qui n’avaient encore jamais tourné ensemble, transforment le scénario assez convenu de leur compère Shawn Levy en une comédie truffée de gags irrésistibles, de réparties hilarantes, et d’impros savoureuses. De l’or en barre, peut-être pas, mais leur "nuit de folie" – Crazy night en bon franglais – est assurément nickel … en termes de rythme (ça n’arrête pas de fuser) et de vitesse (1h28 qui font passer le TGV pour une chenille processionnaire du bas Rhin). En clair, difficile de ne pas s’étrangler de rire à un moment ou à un autre de cette soirée en forme de dérive… Et ça n’est déjà pas si mal !
Au départ, pourtant, cette version d’After hours chez les "bourges" du New Jersey fleure un tantinet le réchauffé. Au mieux la bonne quoique courte idée de sit-com. Phil et Claire Foster (c’est eux) forment en effet un couple épatant de stéréotypes "middle class". Mariés, deux enfants, la jolie maison en banlieue, et un job solide pour consolider ce quotidien réconfortant : quoi de plus… ennuyeux ? De fait, taraudés par la fameuse crise de la quarantaine, ils décident de déjouer ce mortel ennui en s’octroyant une petite transgression dans leur emploi du temps de parents modèles : ils vont diner dans le restaurant le plus branché de New-York (dingue), alors qu’ils n’ont même pas réservé (dément). Mal (heu non, bien) leur en a pris ! Car naturellement, cette hydre à deux têtes que constituent la ville et la nuit, vectrices de tous les dangers et de tous les refoulés dans le cinéma américain, hé bien cette hydre bicéphale va faire rien qu’à les embêter, ces deux tourtereaux ! Comme chez Scorsese, mais en moins obscur et moins vertigineux – c’est une comédie familiale – la soirée de Phil et Claire va tourner au cauchemar éveillé ("au secours, on veut rentrer à la maison !", gimmick imparable).
En fait, et au fond, ce n’est pas tant la resucée de cette trame qui embête, sinon agace. Après tout, en choisissant un couple en guise de fil rouge (plutôt qu’un petit informaticien en quête d’âme sœur et d’aventures sexuées comme dans le film matrice de 1985), Shawn Levy la met au goût du jour : retour à la valeur-refuge de la famille pour les années 2000, en opposition à la solitude hédoniste des années 80. Du coup, l’aspect "sociétal" de ce long métrage, disons emblématique d’une époque, aurait pu, aussi, faire basculer l’aimable comédie initiale dans une dimension de satire, plus transgressive, voire politiquement incorrecte. Le hic, c’est que non ! Comme dans tous les ouvrages, souvent astucieux, de Shawn Levy, la bonne vieille morale retombe toujours sur ses vieux pieds et la dinguerie effective de l’histoire, si elle modifie un tantinet les protagonistes au fur et à mesure de leurs aventures multiples, redistribuant les cartes entre eux, ne les changent pas fondamentalement : Crazy night, pour tordant que soit ce film, reste un hymne au couple, au mariage longue durée, à la bienséance, etc. Bouh, tout ça pour ça…!
Burlesque et fous rires
Cela étant, pour arriver à cet épilogue pas forcément très décoiffant, que de trouvailles – visuelles, physiques, ou dialoguées – témoignant, en effet, de la force du comique américain, dès lors qu’il chemine sur la voie du burlesque ! Décomplexé et pluriel, empruntant aussi bien à la rudesse verbale et sans filet du stand-up qu’à la poésie surréelle et visuelle d’un Harold Lloyd, alternant clins d’œil cinéphiles (Ray Liotta en maffioso abruti et Mark Wahlberg, immense en expert high tech torse nu, version harder) et courses-poursuites échevelées, cet humour-là rend hommage, en fin de compte, à quasiment tous les fondamentaux du cinéma "made in USA". Digérés, malaxés, mixés par ces deux DJ de luxe que sont Steve Carell et Tina Fay. Formés tous deux, notamment, à l’école du Saturday Night Live sur NBC, c’est peu dire qu’ils assurent ! Impeccables de fausse candeur et de vrai second degré, de joliesse neutre et d’élasticité plastique, parvenant à donner de réelles nuances à leurs personnages pourtant grossièrement dessinés, on ne doute pas une seconde de leur complicité. Une entente, voire un état d’esprit tellement fusionnel qu’il semble avoir contaminé leurs partenaires de jeu. A tout point de vue.
Pour preuve, ce qui constituera probablement les deux scènes "cultes" du film. La première se passe dans un mauvais taudis, où se planquent un petit dealer et sa copine strip-teaseuse, là-même où débarquent les Foster aux abois : les échanges complètement "psycho" des plus jeunes sur leur couple broyé, lui aussi, par la routine sont irrésistibles (James Franco et Mila Kunis, spectaculaires !). La seconde, c’est l’inévitable morceau de bravoure du film d’action, à savoir la course poursuite motorisée dans les rues de Manhattan. Sauf que là, pour cause d’accident impromptu, deux voitures imbriquées l’une dans l’autre – qui conduit, dès lors ? – sont pourchassées par une troisième… D’autant plus malin, inédit et joyeux que cette séquence de véhicules indécollables renvoie, symboliquement, à la question souriante, mais tenace de Crazy night : qui, de l’homme ou de la femme, mène la danse ? Allez, le propre de l’alchimie, sa magie, étant de ne jamais dévoiler ses secrets, on se gardera bien de répondre…