S’il ne fallait qu’un seul terme pour définir le cinéma des frères Safdie, ce serait sûrement celui de fugacité, tant la notion de capter l’instant, primaire mais pas toujours évidente, et significative de l’essence même de l’image photographique et du cinéma, semble être parfaitement comprise par les deux jeunes cinéastes. En soit, c’est simplement une façon de regarder la vie – Josh et Benny ayant, dès l’enfance, appris à manier l’appareil cinématographique avec lequel leur père, constamment, les filmait. De l’aisance est née la maîtrise et puis, très vite, les films. Les deux frères, l’un à la suite de l’autre, ont étudié le septième art à l’Université de Boston qui, comme de nombreuses facultés, n’autorise les étudiants à pratiquer qu’après une ou deux années de labeurs théoriques.
Apologie de l’instant
Dénicher le coffret des frères Safdie, c’est aussi s’offrir le privilège de découvrir, grâce à des suppléments-archives fouillés, les tous premiers films des réalisateurs, leurs différents courts métrages. D’abord dissociés pour les différents courts métrages qu’ils créent à partir de 2005, certains étant réalisés par Josh, les autres par Benny, les deux frères ne se trouvent crédités ensemble en tant que réalisateurs qu’en 2010, avec le court métrage John’s Gone et le long métrage Lenny and the Kids. Jusque-là, et comme le veut l’idée de « toute petite famille d’amis fauchés se lançant dans le cinéma », ils se partagent les rôles, l’un réalisant et jouant (Josh, le plus souvent), l’autre étant aux manettes du montage (Benny, notamment dans le cas de leur premier long métrage, The Pleasure of Being Robbed, 2008). En visionnant les différents courts métrages de l’un et de l’autre, on ne peut que constater l’équilibre parfait des deux frères assurément complémentaires. Josh semble apporter la maîtrise scénaristique quand Benny, lui, offre les pointes d’humour indispensables.
Réalisé et interprété par Josh Safdie, We’re Going to the Zoo, date de 2005. Dédié à « tous ceux qui aimeraient prendre les gens en stop », ce film de quatorze minutes dépeint l’instant, fugitif, où la jolie Mickey et son petit frère, alors en route vers le zoo, prennent avec eux un jeune auto-stoppeur. Rapidement, l’étranger va devenir un ami, la séparation future devenant alors déchirure – et ne pouvant clairement avoir lieu. Dès ce premier court métrage, on ne peut que remarquer ce qui constitue le fondement de chacun des films des frères Safdie. Ce qui les intéresse, profondément, ce sont les rapports qui naissent entre des individus isolés et solitaires – des relations humaines à la fois authentiques et loufoques, toujours montrées avec une étonnante sincérité. S’ensuivront plusieurs courts métrages, dont l’excellent The Back of Her Head (2007), où la fenêtre ouverte de l’appartement de Josh possède le même objectif que l’œil de la caméra, celui de scruter ouvertement la nuque d’une voisine ravissante, ou d’observer, plus discrètement cette fois, les quiproquos entre voisins – l’exaspération de certains, le je-m’en-foutisme des autres. À travers cette courte histoire qui se situe sur quatre étages d’un immeuble, avec quatre locataires voisins, qui s’aiment, s’ignorent ou ne se supportent pas, Josh continue à rendre compte, de manière exemplaire, des rapports, inexistants ou tout juste naissants, entre des individus d’abord étrangers les uns aux autres, et des relations, à la fois intenses et éphémères, qui vont se créer entre ces inconnus amenés à partager ensemble un instant de vie. Une vision de l’existence qui permet toujours d’entrevoir des pointes d’espoir malgré l’étroitesse de l’existence.
Jeunes mais pas cons
Après s’être fait la main sur différents courts métrages, dans l’ensemble plutôt réussis, les frères Safdie décident de passer au long, non sans avoir au préalable constitué une équipe soudée, de ceux qui étaient là avant, et de ceux qui seront toujours là après, constituant depuis leurs débuts les ambassadeurs parfaits de la méthode du "Do it yourself". Dans The Pleasure of Being Robbed, Eleonore est une jeune femme, à la fois attendrissante et irritante, qui, comme la plupart des protagonistes des films des frères Safdie, apparaît comme instable et profondément paumée. Pour pallier à son ennui, Eleonore vole tout ce qui se trouve sur son chemin. Mais attention, ce n’est pas l’argent qui l’intéresse. Elle n’en a même que faire puisqu’elle volera un sac en prenant soin, en tout premier lieu, de vider l’argent qui se trouve à l’intérieur. Eleonore ne semble pas tant chercher l’objet en lui-même que ce qui se dégage de lui. Qu’est-ce qui nous rend cette jeune femme aussi antipathique ? Peut-être le fait qu’elle vole aussi bien le pauvre que le riche, aussi bien une petite fille qu’un bon père de famille. Eleonore ne semble éprouver d’empathie pour personne. Alors qu’elle déambule à travers un square où des enfants jouent, la jeune femme tente de voler le sac à main d’une mère de famille mais est prise sur le fait par cette dernière. Quand la femme lui demandera « Qu’est-ce que vous faites ? », Eleonore se contentera de répondre : « Je fouille votre sac. Je ne fais rien de mal, je regarde, c’est tout. ». Elle sera arrêtée par la police mais la jeune femme, indomptée, continuera à rester libre malgré ses menottes. Nomade, caractérielle, mais aussi naturelle et affranchie de toute règle, Eleonore nous émeut de plus en plus au fur et à mesure de l’avancée du film et de ses errances, solitaires ou non. Dans tous les films des frères Safdie, la caméra, à l’instar des personnages, se fait tremblante et prédatrice, prête à capturer l’instant. En parlant d’errance, justement, on pense à cette excellente virée où Eleonore emmène Josh à Boston, au volant d’une voiture qu’elle a volée et qu’elle conduit sans permis. On ne se soucie presque plus des risques et périls tant cette jeunesse, furieuse de vivre, nous soulève tout entiers.
Pérégrinations urbaines et fresques familiales
Lenny and the Kids est un film qui a d’abord connu plusieurs titres. Le premier, le plus poétique sans aucun doute, était nommé Go Get Some Rosemary. C’est d’ailleurs sous ce titre-là que le film fut présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2009. S’ensuivit l’intitulé consacré à la sortie américaine, Daddy Longlegs. Soit. Le film reste le même et raconte l’histoire de Lenny, la trentaine bien tassée, qui a la garde de ses enfants, Sage, neuf ans, et Frey, sept ans, deux semaines dans l’année. Ce sont ces deux semaines là, et tous les instants qui y sont liés, que nous vivons avec eux. Ce que nous percevons du personnage de Lenny, nous le voyons à travers des regards d’enfants, ceux de Sage et Frey, d’abord, ceux de Josh et Benny, ensuite. Si le film est dédié à leurs parents, ce n’est pas tant pour remettre en question quelque éducation que pour porter un regard attendri, a posteriori, sur la difficulté d’être père. Lenny n’est pas un grand adolescent resté immature. Non, c’est autre chose, à ranger plutôt du côté de la maladresse. Lenny est une sorte d’agité chronique devant composer avec le rôle de père seulement quinze jours par an et qui a alors, évidemment, à peine le temps de s’y adapter que ses enfants sont déjà à nouveau partis. Difficile pour lui de tout gérer et cela se ressent à travers des pointes, non sans conséquences, d’irresponsabilité, à l’instar de cet épisode, inquiétant, où Lenny et sa petite amie, exténués, administrent des somnifères aux deux gamins pour pouvoir se rendre à leur travail. Pour Lenny et son quotidien précaire, c’est un fait accablant : il n’a pas le choix, et jamais il ne se résoudra à appeler leur mère – et ce même lorsque les deux enfants, alors plongés dans un semi-coma, resteront totalement endormis durant plusieurs jours. Mais le point de vue des enfants sur Lenny est fait de contrastes, et c’est la folie de leur père, à un tout autre niveau, qu’ils retiennent en premier lieu. Le père maladroit devient alors un pote extravagant, où chaque geste devient burlesque, où l’on ne cesse de rire tout en se jetant les uns sur les autres. Néanmoins, et c’est un fait, les frères Safdie ne cèdent jamais toute sa place à l’euphorie. Comme ses personnages, le ton des films de Josh et Benny est fait de paradoxes : d’un côté, douceur et fragilité ; de l’autre, embarras et froideur. Tout comme la façon, splendide, qu’ils ont de montrer la ville de New York. Cinéastes de la rue, ils réussissent à établir l’équilibre périlleux entre extérieurs à la fois anxiogènes et accueillants, et intérieurs étroits mais douillets. Dans tous leurs films, le spectateur se retrouve constamment dans un entre-deux, entre un ton à la fois plein d’humour mais aussi source de malaise – envers les personnages et les situations que, souvent, ils créent. Si la caméra est si tremblante, si chaotique, c’est aussi parce qu’elle tente de suivre un Lenny marginal, maladroit et bordélique.
Le risque d’être cool
C’est en restant marginaux que les films de Josh et Benny Safdie ont le plus de chance d’être compris et de perdurer. Qui verra The Pleasure of Being Robbed ou Lenny and the Kids fantasmera, s’imaginant un duo Greta Gerwig/Adam Driver pour le prochain film des deux frères. Néanmoins, détrompez-vous, si Driver est rapidement devenu mainstream, Greta Gerwig, elle, possède un long parcours à travers les différentes réalisations des essayistes du mumblecore. Si elle ne s’est jamais retrouvée devant la caméra des frères Safdie, elle a cependant tourné dans les films de son ami Joe Swanberg, et dans Yeast (2008), de Mary Bronstein, femme de Ronald Bronstein, ce dernier étant un grand camarade de Josh et Benny, interprète de Lenny pour Lenny and the Kids, et lui-même réalisateur de Frownland (2007). Une véritable petite famille qui perdure sans toutefois trop s’étendre. À nous, spectateurs, il nous semble que ce cinéma, à l’instar des productions des frères Safdie, ne peut vieillir. Reste à savoir s’il va pouvoir grandir tout en sachant garder la même ardeur. La seule chose que l’on demande, c’est que Josh et Benny restent loin de toute tendance arty. Restez modestes, les gars.
En attendant leur prochain film, vous pouvez vous rendre sur leur site internet, qui est aussi le nom de leur boîte de production, Red Bucket Films. Vous y découvrirez leurs projets parallèles, leurs intentions, leurs expérimentations, mais aussi, via l’onglet "Buttons", une série (plus de quatre-vingts !) d’instantanés new-yorkais. De la même manière que les vues des tous premiers temps du cinéma, ces prises de vues sur le vif durent seulement quelques secondes, sans aucun montage ou effet apporté par la suite. Un cinéma primitif, presque fondamental, qui ne s’entête pas à montrer seulement une certaine tendance d’un cinéma jeune, mais qui constitue aussi un document généreux et authentique sur la vie urbaine à New York. Des témoignages, des archives du présent, brillamment dénichés par de jeunes cinéastes qui ne nous ont encore rien prouvé, mais qui nous ont tout promis.
Josh et Benny Safdie – Coffret DVD édité par Blaq Out – Disponible depuis le 2 avril 2013.
Le coffret comprend les longs métrages Lenny and the Kids et The Pleasure of Being Robbed, mais également cinq courts métrages, dont l’inédit The Black Balloon (2012).
Image d’en-tête : The Black Balloon, © Joshua et Ben Safdie