« Brooklyn Village » réintroduit toutes les obsessions d´Ira Sachs en agissant par la même occasion comme l´envers du délicat « Love Is Strange ». Un Grand Prix du jury à Deauville 2016 mérité.
Brooklyn Village, en un sens, reprend exactement là où s’était arrêté Ira Sachs avec Love Is Strange (2014) : sur le destin d’un adolescent filant sur son skateboard sous une lumière crépusculaire – le film citait ouvertement Leo McCarey et son film Place aux jeunes (1937). Pour s’absoudre du poids de la mort, Alfred Molina lui transmettait en guise de final une peinture, témoin d’une vie passée que viendrait potentiellement racheter la jeunesse du garçon. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le réalisateur américain bâtisse Brooklyn Village sur les épaules d’un ado dessinant seul et impassible au beau milieu d’une classe tumultueuse. « Méfie-toi, Jacob, car Van Gogh a fini par se couper l’oreille », lui lance en avertissement, railleur, son enseignant, jetant un œil sur son ciel crayonné d’un vert vif. Jake, pour les intimes, ses cheveux mi-longs et son air rêveur, échappent à l’uniformité des êtres de son âge de façon inconsciente. Si la mort de son grand-père – protagoniste dont l’absence physique sert de fil conducteur à Brooklyn Village en même temps qu’il répond à la disparition de Love Is Strange – ne semble pas l’affecter, le déménagement de Manhattan à Brooklyn qu’elle suppose va chez lui agir comme un rite initiatique. C’est dans cet environnement en dehors du temps – point de départ de Love Is Strange qui voyait un couple d’hommes d’âge mûr se déliter dans un mouvement inverse, en passant de la gaieté de Brooklyn à un Manhattan sans âme – que Jake va trouver sa voie et affirmer son identité en une rédemption cathartique. La rencontre avec le fils de la locataire de son grand-père défunt, Tony, va agir comme un déclencheur, en dépit des inimitiés grandissantes entre leurs deux familles. En choisissant de représenter deux bords opposés, avec d’un côté pour Jake un milieu relativement aisé et arty, de l’autre pour Tony une classe sociale modeste et appliquée, Ira Sachs dépeint en creux aussi une histoire de gentrification : le basculement progressif d’un quartier chaleureux et inaltéré sur son envers corrompu par l’argent. De la vieille Locanda originelle ne persistera qu’une enseigne boisée aux caractères déjà effacés, avec dans le lointain un échangeur autoroutier. Le cinéaste, cependant, ne cherche nullement à pointer du doigt le bien ou le mal ici, car comme chez Renoir, « tout le monde a ses raisons ». À Jake et à Tony néanmoins de tracer les lignes de fuite nécessaires pour se dérober à leurs trajectoires et conditions disparates.
Avec Brooklyn Village, Ira Sachs saisit avec brio toute la délicatesse d’une amitié adolescente basée sur un désir d’avenir réciproque : ici le rêve de rentrer au lycée LaGuardia, pour l’un devenir artiste, pour l’autre acteur. Récit où tout le tragique va consister du côté de l’écriture, en l’ajout d’une problématique économique insoluble pour leurs deux familles, sans compter un dérèglement de la relation amicale du fait de l’homosexualité latente de Jake. Le drame de l’adolescence n’est que trop prégnant aussi lorsque les élèves du cours de théâtre traversent littéralement un trou noir – les exemples abondent. Avec en filigrane quelques accointances du côté de Gregg Araki, l’œuvre perce sans maniérisme et avec élégance de larges trouées dans l’horizon des possibles sans cesse racorni des deux garçons. Sans totalement délaisser les autres personnages – à commencer par le père de Jake, qui bénéficie de scènes belles et sensibles, ou encore la mère de Tony, Leonor –, Ira Sachs excelle à figurer les ramifications interstitielles façonnées par les deux jeunes pour se soustraire au monde et à ses contraintes. Quoi de mieux pour contrecarrer la distance grandissante entre les Calvelli et les Jardine que ces échappées en trottinette et en roller ? Le réalisateur filme alors le crépuscule de l’enfance et les derniers râles de l’innocence via un simple travelling cadrant peu à peu les visages des protagonistes au centre d’un environnement flou. Comme un nuage pris entre deux tourmentes. Pas de remplissage ni d’emphase, toute la mise en scène a du sens dans Brooklyn Village. Ainsi, la lente fêlure entre les deux amis se traduit petit à petit par un cadrage plus resserré et morcelé. Où les plans se fracturent à mesure que la brèche entre les deux familles se lézarde davantage. Se multiplient aussitôt des prises de vue dans l’obscurité, entre les portes. Pas d’harmonie mais une scission : la luminosité s’affaiblit et les sources de lumière disparaissent. Dispositif auquel ne peut venir en aide qu’un élargissement du cadrage et une plus longue focale salvatrice. C’est par exemple lorsque la nature est réintroduite aux côtés des personnages à la faveur d’un plan d’ensemble, avec une profondeur de champ plus importante.
Les couleurs, aussi, jouent un rôle prépondérant en matière de dramaturgie, de même que la géométrie des lignes ou encore les briques écaillées ici ou là. Un des avatars de ce système étant l’évasion des adolescents l’espace d’une après-midi dans une boîte de nuit, avec d’un côté Tony éconduit par une camarade, de l’autre Jake peiné par l’amourette de son ami. Les nuances fluorescentes et les plans zébrés d’obscurité se passent de mots pour traduire les sentiments. Même chose après la première de la pièce de théâtre du père de Jake, lorsque le silence des deux garçons dans la voiture se télescope aux yeux de celui-ci avec l’absence de son propre père, sur fond de clair-obscur. Il serait difficile de dater les évènements de Brooklyn Village, intemporels et universels, si ce n’étaient quelques véhicules trahissant un ancrage. Pas de smartphones ou de NTIC pour évoquer le monde qui est le nôtre, l’une des marques de fabrique d’Ira Sachs. Toute cette apparente simplicité – fallacieuse – permet à son cinéma d’aboutir là où de nombreux cinéastes échouent à toucher le spectateur, même avec un trop-plein d’affectation. Il suffit parfois d’un fondu au noir placé au bon endroit, et ce, sans volonté d’agir comme un banal séparateur de séquence, pour parfois faire mouche. Cette rhétorique pleine d’humilité et de doigté court certes toujours le risque de faire passer la vision de Sachs pour mièvre et ne manquera sans doute pas de trouver ses détracteurs. Il n’empêche qu’un tel savoir-faire, ici redoublé par la splendide musique de Dickon Hinchliffe et l’excellent duo d’acteurs Theo Taplitz-Michael Barbieri – pour leur première apparition à l’écran – s’avère remarquable. De quoi parachever la filmographie déjà bien riche du réalisateur américain.
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