Cependant, sa dernière volonté est respectée par Polichinelle, envoyé de l’inconnu dans son costume blanc et son masque noir pour accomplir son vœu : continuer de veiller sur Sarchiapone et l’emmener vers le nord où un berger connu de Tommaso s’occupera de lui. C’est le début d’une errance poétique entre le buffle et Polichinelle dans l’Italie du Sud contemporaine, filmée comme une civilisation perdue, avec ses manifestants qui comptent et pleurent leurs morts dans la mafia, sa pellicule bleutée et mélancolique qui cohabite avec une résistante et farouche beauté solaire. C’est la lutte cruelle du souffle de Sarchiapone, dont on entend la respiration bruyante, coincé dans un étroit couloir ou box, dans un plan serré ou une contre-plongée vitreuse, où « dans un monde qui nous prive d’âme être un buffle est un art ». Ce buffle d’ébène, de son plus jeune âge à sa transformation en bête lourde et puissante, est le coeur vivant mais déjà archaïque du film de Pietro Marcello (réalisateur du beau et singulier La Bocca del lupo, 2011), jusqu’à son nom même Sarchiapone, obscur terme venu d’un dialecte ancien campanien. Traducteur des morts auprès des vivants, Polichinelle lui-même appartient au passé. Ils avancent pourtant tous deux, l’un tirant l’autre par une corde, avec quelque chose du duo beckettien formé par Vladimir et Estragon.
Le film est pourtant loin de l’absurde, il touche plutôt l’élégie. Douleur et plainte se faufilent dans ces paysages italiens au son d’Alessandro Scarlatti, provoquant des émotions magnifiques mais douloureuses. La beauté du film essaye de balayer la tristesse d’un monde. Les plans reposent sur un fil d’imminence, le grain de la pellicule paraît fragile, Sarchiapone et Polichinelle ne résisteront pas au présent dans leur aventure. Polichinelle, être perdu d’un autre monde, choisira finalement de devenir « un homme comme les autres » et ne pourra plus entendre plus le son de la voix de Sarchiapone, dont le destin redeviendra celui d’une nourriture potentielle et indisctincte.
La résistance s’amenuise, tremblotante comme les pattes du buffle lors de ses premiers mois de vie, elle se dilue dans le cours du temps qui reprend son ordre. Ne reste que le visage de Tommaso Cestrone, ange gardien d’un paradis pollué au sourire généreux, dernier rayon d’une lumière qui pleure.