Barton Fink

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Palme d’or du Festival de Cannes en 1991, sorti en salle six mois à peine après le formidable « Miller’s crossing », « Barton Fink » apparaît encore aujourd’hui comme l’oeuvre fondatrice du mythe des frères Coen. Celle, surtout, nous mettant en présence de leur plus beau personnage à ce jour.

Tout d’abord revenir sur ce que nous disions au sujet de Miller’s crossing. Si pour beaucoup ce troisième opus de la riche et inégale filmographie des frères Coen demeure leur chef-d’œuvre méconnu, un film dont le culte n’a d’égal que la rareté, la sous-exposition hors du cadre purement cinéphilique, nul doute que Barton Fink, sorti en France six mois plus tard (en mai 1991, en plein Festival de Cannes, d’où il repartira avec tous les honneurs) a au moins autant, sinon davantage marqué les esprits de par son caractère plus complexe, moins définissable encore.

En effet, ce film contant l’histoire d’un jeune dramaturge juif new yorkais sollicité par Hollywood en vue de l’écriture d’un scénario pour le cinéma apparaît encore aujourd’hui comme celui ayant ouvert l’œuvre des Coen sinon au grand public (ils ne feront jamais un réel carton dans nos salles, bien que leurs admirateurs – prioritairement cinéphiles – soient fidèles), tout du moins à une reconnaissance internationale, une identification durable de leur cinéma. « Kafka » est le mot revenant le plus souvent, à l’évocation de Barton Fink. Évocation aussi incontournable (impossible de ne pas y penser, mais surtout de ne pas relever les références très explicites au fantastique kafkaïen, ne serait-ce que dans l’emploi d’un décor claustrophobe, l’isolement circonstanciel d’une figure d’homme jeune dans un espace-temps restreint, l’accentuation de ses sens face à l’oppressante opacité d’un lieu clos, annonciatrice d’une métamorphose, ou au moins d’une forme de régression animale, de pure schizophrénie) que pesante, si l’on considère que chez les Coen, et ce dès leur premier film – le déjà très singulier Sang pour sang –, la référence, cinématographique comme picturale ou littéraire, demeure un trompe-l’œil, le point de départ d’une émancipation très tôt promise du récit (comme de ses figures).

Simple man

Émancipé, Barton Fink ne semble pas l’être à proprement parler, lors de son arrivée dans cet hôtel en apparence désert d’une Californie dont on ne verra au final que quelques fragments de paysage (de carte postale). La démarche un peu raide, coiffé d’une mémorable « houppette » (on pense au départ à un mix entre une coupe afro et une banane façon Elvis), Fink traverse ainsi timidement les grands espaces vides de l’hôtel, croisant ici un réceptionniste fantasque (Steve Buscemi, un petit tour et puis s’en va, mais déjà unique dans le registre de la petite fouine irritante), là un garçon d’étage taciturne ; prenant enfin place dans une chambre qui deviendra l’antre d’une folie progressive. Tout de suite, John Turturro fait mouche (c’est le moins qu’on puisse dire), par un mélange d’extrême sérieux et de gaucherie, bien plus convaincant que cette constante bouffonnerie qui rendait si peu aimable son personnage de Bernie dans Miller’s crossing. Sa chance est précisément ici de pouvoir donner corps, par la grâce d’une association idéale de son jeu au sens du brossage de caractères des cinéastes, à une figure parfaitement inflexible, un personnage se distinguant par la permanente rétention de ses affects et pulsions, un quasi autiste. À ce jeu-là, l’acteur est donc parfait, faisant de Barton Fink un être de pure inhibition, au fond pas si comique (ne surtout pas se fier à son apparence a priori prometteuse de burlesque : il n’y a pas personnage plus sinistre, moins aérien). Surtout, les Coen se refusent à faire de lui quelqu’un de « sympathique », de réellement attachant (ce qui n’interdit en rien l’identification), l’observant sans mépris, mais avec une distance en faisant avant tout un pur bloc d’opacité, un dessin, une silhouette dénuée de chair et de sang, jusque dans son rapport à la sexualité.

Si ce choix de faire reposer la dramaturgie d’un film sur les épaules d’un personnage aussi dénué de charisme et d’aspérités intrigue et déroute au départ, force est de constater que c’est pourtant à la condition précise de cette restriction des affects que tout le cheminement de Barton Fink trouvera sa cohérence. Apparaîtra ainsi au fur et à mesure, en une stupéfiante confusion des degrés de réalité, que ce film expose avant tout la rencontre entre une entité vouée au départ à la pure abstraction, forme de cerveau sur pattes (car c’est cela au fond, que désigne l’extension capillaire de Fink : une pensée en permanente ébullition, une cérébralité étendue aux deux extrémités de la silhouette d’un certain individu – les pieds, plus précisément les chaussures que l’on doit porter pour mieux écrire feront notamment partie des problématiques s’infiltrant subtilement dans le corps du récit) et sa parfaite antithèse : l’ultra-trivial Charlie Meadow, incarné par l’inestimable John Goodman, entre bonhommie nounours et signes à peines dissimulés d’une folie, d’une violence n’en pouvant plus d’être refoulée. Là se situe alors la pertinence esthétique de ce film moins immédiatement aimable, prêtant peut-être davantage à scepticisme quant à sa raison d’être que Miller’s crossing (après vision, peut naître un temps la tentation de l’apparenter à un simple exercice de style, brillantissime mais un peu vain… avant de constater que ce qui s’y fait jour est d’une profondeur, d’une noirceur terrifiante : Barton Fink, bien avant Usual suspects et tous les autres films de manipulation qui traverseront le cinéma américain des années 90, est l’histoire d’une innocence de façade avoisinant bien plus qu’elle ne veut l’admettre la plus grande des culpabilités, celle de se laisser prendre, lorsque l’on fait profession d’observer à distance les drames humains au profit de son art, au jeu de l’hospitalité, du réel, de l’amitié). Rarement la question de l’altérité aura été à ce point l’enjeu direct de toute la mise en scène des Coen. Partant des promesses burlesques (un duo de gros et de maigre manière Laurel et Hardy) de la mise en présence en un espace clos de deux figures antagonistes, les frères tireront au fur et à mesure la sève de ce qui pourrait se définir comme une « tragédie d’affinités ».

Les meilleures intentions

Ne pas fermer les yeux pour autant sur la dimension partiellement « légère » et comique de ce grand film cauchemardesque. Cette noirceur foncière des Coen, celle qui traverse tous leurs films majeurs (Sang pour sang, Miller’s crossing, Fargo, No country for old men) n’aurait bien sûr pas la même portée, apparaîtrait comme une facilité, le signe d’un simple cynisme d’auteurs si ne l’accompagnait le plaisir très manifeste de la mise en place de ces récits, leur édification sereine malgré le désenchantement qui les guide. Ainsi y a-t-il un réel bonheur à voir Barton Fink, personnage si phobique, tout délimité au départ par sa seule fonction d’ « homme devant sa machine à écrire », s’ouvrir petit à petit au partage de ses idéaux d’ « écrivain de gauche » (en quête du peuple, pour aller vite) lors de sa première conversation avec Meadow. Alors que ce dernier, s’étant invité dans sa chambre, apparaissait – tout du moins du point de vue de Fink – comme une nuisance, la séquence gagnera progressivement en chaleur (littérale, si l’on s’arrête sur la moiteur ambiante des lieux), s’ouvrira au charme de la convivialité, du possible d’une reconnaissance (d’esprit, d’aspirations) inattendue. Humanisme des Coen ? Qui sait… Grande intelligence de mise en scène, surtout ! Celle ayant fait école au moins depuis Hitchcock, voulant que le danger soit souvent une affaire de domesticité, tapi dans la relation humaine même, entre les plis d’une sociabilité de façade.

Barton Fink fascina ainsi le jury cannois de Roman Polanski (dont l’emballement pour le film surprend assez peu, au final, vu que les thématiques y sont très proches de celles traversant son propre cinéma), lors du festival de Cannes 1991, probablement en raison de cette terrible lucidité quant à la matière de toute fiction (écrite, filmée…) comme à celle du monde qui inspire cette fiction. Tout ici repose sur la désillusion d’un personnage qui non seulement découvrira que son scénario – finalement celui d’un piètre projet de série Z financé par un nabab ne connaissant rien au cinéma – ne lui appartiendra jamais, mais verra en plus sa seule histoire d’amour compromise par le surgissement d’une violence sans motif, ce qui lui reste de famille massacré suite à une imprudence inhérente à un emballement amical… Surtout, Barton Fink comprendra qu’il n’y a peut-être rien de plus fiable qu’une certaine ignorance (du contenu de la fameuse boîte confiée par Charlie) ou une pure contemplation (de la beauté rencontrée à la toute fin sur la plage, tout droit issue du seul tableau embellissant tant bien que mal sa chambre d’hôtel), qu’une résignation à demeurer un être de projection, d’abstraction, de vision : un éternel cerveau ambulant. Ce personnage sera peut-être le plus beau jamais imaginé par les frères Coen, dans tous les cas le plus symbolique de leur vision du cinéma comme terrain d’une improbable réunion de la ligne claire d’une observation, une distance face à ce qu’ils filment – pouvant parfois donner lieu à quelque soupçon de mépris pour leurs personnages – et d’une réelle lucidité quant aux zones les plus complexes de la « civilisation », où la loi de la jungle (économique, culturelle…) règnerait au fond bien plus qu’on ne voudrait l’admettre.

 

 

Titre original : Barton Fink

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Durée : 115 mn


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