Un coin paisible, la morgue municipale
Dans le petit monde de Billy Wilder, on finit toujours par basculer de l’autre côté du miroir. A première vue, un peu comme dans les pièces de théâtres les plus fameuses de Molière ou Goldoni, on se noie dans un océan de clichés. La confrontation des types est un ressort classique de la comédie. Ici, Monsieur Grincheux et Madame Ravie se rencontre en Italie, le pays des gens qui crient et de la « pasta » déclinée à l’infinie – spaghetti, spagatini, macaroni, cannelloni, rigatoni, tortellini, fettuccini… –, comme énuméré avec inspiration par la consciencieuse Pamela Piggott, qui tente alors d’apprendre l’italien. On a fait plus glamour pour attirer l’attention d’un homme. D’autant que Wendell Junior n’est pas n’importe quel homme : d’après Newsweek, il est l’ex-Président de la Petite Chambre de Commerce, il a 42 ans, une femme et deux enfants. Le fait que son père si respectable ait pu coucher avec une manucure l’ulcère d’ailleurs au plus haut point, l’obligeant à réviser son oraison funèbre si bien préparée.
Comment va maman ? J’espère qu’elle tiendra le coup jusqu’aux funérailles, nous ne voulons surtout pas d’hystérie, avec la télévision et tout. Dieu merci ce sera un cercueil fermé !
Billy Wilder a souhaité tourner ce film en Europe. On rappellera que, frilosité du distributeur oblige, le public n’a pu voir qu’une version mutilée de son précédent film, La vie privée de Sherlock Holmes. En 1964, Embrasse-moi, idiot s’est fait laminé par la critique et quelques brigades des mœurs. Le cinéaste a donc des comptes à régler… L’attaque frontale du puritanisme américain pousse cependant la subversion beaucoup plus loin quand Pamela, fatiguée de se surveiller, décide de jouir de son voyage, de se défaire de ses habits, et de se jeter à la mer. Un Jack Lemmon consterné, tiraillé entre la galanterie et les convenances, démontre son sens du devoir en nageant à sa suite pour éviter tout accident. Ils se retrouvent, sur un rocher au large de la côte, nus ou presque, puisque Wendell a gardé ses chaussettes noires.
Aujourd’hui une telle scène serait probablement censurée, non pas pour simple délit de nudité, mais parce que nos tourtereaux n’ont rien de semblables aux statues de cire à qui on réserve d’habitude le privilège de l’exhibition dans les productions hollywoodiennes. Loin d’être échappée du musée Grévin, Miss Piggott n’a pas pris le temps de s’épiler, ni de mincir. Quant à monsieur Armbruster, il a tout simplement la quarantaine et son postérieur n’est plus de première fraîcheur. Ces considérations pourront sembler vulgaires. On ne fait pourtant que déplorer la honte atavique de l’homme vis-à-vis de son propre corps. Billy Wilder ne signe bien évidemment pas là un premier film « hippie », il s’amuse simplement de la pudibonderie de son époque en chantant les louanges d’une Europe moins hypocrite. Depuis 1972, l’eau a coulé sous les ponts, et on constate que les tabous n’ont pas disparu, mais migré : les corps standards s’exposent et se consomment. Le « sexy » est un format calibré par l’industrie du spectacle. C’est pour cette raison que Avanti! demeure une œuvre magistrale. Billy Wilder y tourne en dérision tout ce qui fait la recette d’un blockbuster efficace : l’action, l’eugénisme sportif, le rire gras, les stéréotypes, et surtout la solennité. Car après tout, comme le déclame si bien le coronaire : nous sommes tous minuscules comme des excréments de mouche.
Au jardin d’Eden, Adam et Eve n’avaient ni besoin de se justifier, ni de se plier aux codes sociaux. Mais un diététicien les a séparés en offrant une pomme à Eve pour qu’elle perde quelques livres. Au cours d’un long voyage de funérailles, Pamela et Wendell se sont retrouvés, au mépris de la morale. Le destin les a de nouveau séparés. Wendell a fait promettre à Pamela de ne pas perdre un gramme. Nous ne savons si leurs routes se recroiseront un jour. Ce n’est pas du deuil de leurs parents dont il s’agit, mais de celui de leur propre relation, étouffée par la rationalité des existences que nous planifions. Il y a un âge pour tout : se marier, procréer, aimer, mourir. En admettant cette sentence, on ne fait que s’embaumer un peu plus chaque jour. On s’empaille dans des vitrines offertes aux regards de nos voisins – que vont-ils en penser ?