Autre caractéristique de son cinéma, qui le rend bien plus excitant qu’un Michael Bay, Bekmambetov fulmine d’idées barrées trahissant l’influence qu’a pu avoir un film comme Matrix sur son imaginaire. Il n’y a qu’à se rappeler le coupé sport fusant en rappel sur une façade d’immeuble dans Daywatch, ou la fusillade dans un train en suspension précaire au-dessus du vide dans Wanted, son premier essai « officiel » (l’homme a fait une pige pour Roger Corman dans les années 90) aux États-Unis. Aussi fatiguant que soit son style, qui synthétise tous les outrages au montage et au cadrage possibles au cinéma (bullet-time, jump cuts, zooms virtuels, doublures et sang numérique ainsi qu’une utilisation intempestive, encore moins justifiée que chez Zack Snyder, du ralenti), Bekmambetov a quelque chose d’intriguant, de malpoli, qui faisait tout le sel de son actioner avec Angelina Jolie.
Cette bienveillante sympathie est d’une certaine manière récompensée aujourd’hui par ce rutilant Abraham Lincoln, chasseur de vampires, un titre-programme qui réussit l’exploit de convoquer tout un imaginaire historique (la naissance de l’Amérique moderne, la guerre de Sécession, l’abolition de l’esclavage) en le liant d’entrée au sous-genre fantastique le plus bankable qui soit. Oui, Abraham Lincoln… nous conte bel et bien les jeunes années du 16e président des États-Unis (incarné par l’inconnu Benjamin Walker, sympathique mais au jeu limité), qui n’était pas qu’un jeune avocat idéaliste, mais aussi un chasseur de vampires entré dans la lutte suite à la mort de sa mère, assassinée par un suceur de sang esclavagiste. Son arme de choix est la hache, qu’il manie tel un ancêtre en redingote de Blade – il s’appuie de la même manière sur les murs pour lancer un coup de pied sauté. « Abe » a même son mentor, Morph… hum, Henry Sturges, un mystérieux chasseur fana de maquillage pour l’avertir des dangers de ce monde nocturne. Le combat se poursuit sur des années, jusqu’à la guerre de Sécession, où il s’avère que les vampires choisissent (on s’en serait douté) le camp des Confédérés pour renverser le Président fraîchement élu. En un mot comme en cent, on est donc loin de John Ford.
Petites et grande Histoire(s)
Passons sur le côté agressif de la production. Ceux qui ont vu Wanted savent à quoi s’en tenir : même sans Ferrari au programme, Bekmambetov peut foudroyer n’importe quel cerveau trop rétif par la rapidité hystérique de son montage, qui privilégie à chaque fois l’effet de cut au mouvement dans l’image. Passons, donc. Il y a un certain plaisir enfantin à voir ainsi l’Histoire des États-Unis ainsi réécrite par le réalisateur et son scénariste, Seth Grahame-Smith (Orgueils et préjugés et zombies, une lecture très recommandée). Malgré le côté ridicule de la reconstitution de la bataille de Gettysburg, qui se réduit à une parade d’Halloween, le choix douteux de transformer des drames historiques (trois des quatre enfants de Lincoln sont décédés très jeunes) en artifices scénaristiques (le premier enfant du couple meurt empoisonné par un vampire), la décision de faire de la caste des noctambules des bourgeois attachés à la notion de dominant/dominé fait sens dans le cadre du film. Plus en tous cas que la transformation d’un frêle avocat en maître du close combat.
Malgré son postulat fantaisiste, le film reste ainsi étrangement fidèle à la grande Histoire : de sa rencontre avec Mary Todd à sa gestion de la guerre depuis une Maison Blanche encore bien isolée (l’occasion d’un maquillage approximatif pour les deux pauvres acteurs principaux), le destin de Lincoln est conforme aux récits des historiens. C’est dans les interstices que viennent se nicher les débordements gore et exaltants du film, toutefois trop sérieux pour son propre bien.
On a ainsi envie d’oublier qu’un cinquantenaire à la barbe fournie puisse encore se battre sur le toit d’un train lancé à pleine vitesse avec une hache (fût-elle en argent pur), que le même en plus jeune se ramasse un canasson en pleine figure puisse aussitôt se relever et le chevaucher (!) ou encore qu’un vampire aux allures de goth star fasse une overdose de fond de teint pour marcher en plein jour – tiens, comme dans le Dark Shadows de Tim Burton, un bon ami de Timur. Ce sont des entourloupes grosses comme le poing qui passeraient mieux si le film se contentait d’être outré, s’il faisait fi de la fidélité au passé pour créer un univers distinct, une dystopie à la Watchmen. Les ponts en flammes, les courses de chevaux à perdre haleine, les massacres de vampires à la douzaine, le grand méchant aristo et stupide : tous ces morceaux de bravoure qu’orchestre le cinéaste dans une 3D gluante (on a vraiment l’impression de voir les couleurs couler sur l’écran) appartiennent à une mythologie fantasmée qui ne peut s’accommoder d’un trop fort ancrage dans l’Histoire.