A Chairy Tale, Norman McLaren

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Tentatives d’analyses d’un court métrage d’animation culte réalisé par un des plus grands artistes du septième art…

A Chairy Tale (Il était une chaise, 1957, de Norman McLaren). La vie psychique d’un homme et d’une chaise : corps ou objet ? Corps et objet ?

L’œuvre de Norman McLaren condense et imprègne un rythme endiablé propre à diluer le corps, à le transformer en pâte pour lui permettre toutes digressions physiques ou matérielles possibles. Le double enjeu d’une telle méthode et d’un style si aride serait de questionner la notion de l’identité et d’atteindre un idéal universel. La portée du film doit se répercuter au monde dans son entier. Le générique l’exprime : plusieurs langues lançant le même message de paix et d’humilité. Il disparaît. Les noms se dématérialisent pour qu’un autre nom, comme la chaise, disparaisse, se dématérialise en une personne. D’ailleurs McLaren donne à la chaise une fonction d’objet soumis et révolté, et conscient de ce qu’il est :

« Ma première idée, c’est que la chaise est un symbole – comment dire ? – d’exploitation. Et je voulais terminer – dans mon dessein original ? – avec la chaise assise sur l’homme. » (Séquence n°82, p.68 : Norman McLaren au fil de ses plans.)

La chaise et l’homme sont des sources d’énergies intarissables. L’épuisement conclut le film. L’homme cède et la chaise obtient gain de cause : du respect. Comme l’écrit Léo Bonneville dans Séquence numéro 82 entièrement consacré au poète onéfien :

« Il faut voir alors comment la position d’un chiffre par rapport à un autre modifie une donnée et par conséquent provoque une réaction en chaîne…. Ils vivent. Et s’ils vivent, ils doivent manifester quelques sentiments de satisfaction ou d’irritation. »
« Ce modeste objet sans cesse écrasé par quelque forme callipyge n’en finit plus de subir l’indifférence des hommes… Alors finit-elle aussi par réagir, par manifester son indignation, pour ne pas dire sa répugnance. Elle en vient même à se révolter. Comme elle n’existe que pour l’homme, elle lui emprunte ses sentiments… »
« L’homme comprend enfin combien il a été ingrat et méprisant à son égard. Il cherche à l’amadouer, à la flatter, mais la chaise connaît les astuces et les pièges de l’homme. Elle se méfie. Elle sait trop combien l’homme est habile, soudoyeur, suborneur… »
« La chaise retombe sur ses quatre pattes. L’homme peut, pour lui faire plaisir, la prendre dans ses bras… La chaise s’adoucit, se calme… Et peut être a t-elle provoqué chez l’homme une prise de conscience de ce qu’elle lui apporte de confort et de bienfait ? Dorénavant, l’homme sera peut être plus attentif à son endroit. Bref, la chaise redevient l’humble servante de l’homme…. Tel est l’apologue inventé par le poète Norman McLaren. Sans parole évidemment. Mais non sans bruit… D’un simple instrument, il a composé une sorte de ballet où la danse et le mouvement trouvent à s’exprimer largement. » (Séquence N°82 ; p.96)

Tel est le conte insolite de Norman McLaren. Le questionnement du corps et de sa malléabilité permet au réalisateur exilé au Canada de questionner la notion de conflit et les racines de celui-ci. Les plans et la frontalité d’Il était une chaise autorisent dans un premier temps une lecture au premier degré du film. Le corps se dresse en parallèle avec un autre. Une sorte d’attirance construite sur des préjugés et un complexe de supériorité. Une banale observation du monde fondée sur le système que l’homme a mis en place et qui le promeut au centre de toutes les attentions ainsi qu’en haut d’une pyramide qu’il domine. La vision sensible du monde semble aveugler l’Homme dans son expérience du monde. D’ailleurs, l’acte de lire induit une qualité que ne semble pas avoir la chaise à première vue : celle de réfléchir. Les réflexions du dossier se portent sur le corps, la réflexivité, le mouvement, la rapidité, la violence et son écrin, et la symétrie trouve en la vie quotidienne un apparat simple en apparence (le vide et l’existence de deux corps étrangers l’un à l’autre et l’un pour l’autre, un homme et une chaise en bois) mais qui permet de cristalliser certaines données artistiques importantes dans le film et dans la carrière de Norman McLaren.

Les contours du corps sont, semble t-il, une réalité importante dans l’œuvre de Norman McLaren. Esthétiquement, il semblerait qu’il privilégie une « simplicité » visuelle, les ressources des traits du physique, de la silhouette du corps d’un homme et les assemblages de bois d’une chaise. La légèreté de l’une contrebalance la lourdeur de l’autre. La façon dont les silhouettes se meuvent garantit une lecture basée sur le contrepoint ou le choc des contraires. Le plan, telle une toile, permet l’union de collages inattendus. La progression du film décline ensuite des motifs que seule la technique de pixillation est capable d’obtenir. Le processus d’image par image, l’imbrication des instantanés entre eux rend malléable un matériau rigide et compact. Que cela soit la chair ou le bois, les distorsions s’opèrent sans que la fluidité du film ne s’en trouve « bafouée ». La réussite du magicien écossais de l’animation résulte d’une maîtrise ingénieuse de son outil de création. Une maîtrise qui lui permet d’obtenir une adhésion assez forte du public, enchanté de voir une personne, son statut et sa fonction d’homme remis en question par une chaise courageuse. L’interaction entre les personnages principaux est totale. Le film fonctionne indubitablement par couple puisque les personnages sont liés entre eux.

Dès lors, la notion de créateur est aussi remise en question. L’homme anime un objet sans vie, mort. La chaise serait-elle l’ombre de l’homme puisque intimement liée à la gestuelle, aux postures et aux mouvements du personnage secondaire ? Certes, McLaren utilise cette technique pour animer la chaise, mais le lien ténu et ambigu qui lie l’homme et la chaise ressemble, sous certains aspects, à un brouillage de l’identité des personnages, car il indétermine l’indépendance de l’un par rapport à l’autre.
Si l’homme anime la chaise par ses propres mouvements, est-il vraiment maître de sa vie et de ses mouvements ? Si la chaise répond symétriquement aux gestes de l’homme, n’est-elle pas ce vampire qui absorbe l’énergie déployée par l’homme pour se mouvoir, afin de la réutiliser contre lui ? Si la chaise peut être considérée, à juste titre, comme l’opposant de l’homme, doit-on forcément la considérer comme le double-objet de l’homme, comme une ombre reflétant son double ? Si tel était le cas, la ressemblance entre Peter Pan et Il était une chaise serait alors cohérente puisque l’ombre de Peter cherche à se séparer de son propriétaire. Le but du film n’est-il pas justement de gagner une indépendance vis-à-vis d’une origine (ici l’homme) ? Une origine que l’on peut considérer comme toute puissante dans un premier temps, et qui épouse et renforce un système de relations à l’autre et au pouvoir prédéfini.

L’acte implicite du film, qui se retranscrit dans la technique d’animation, est de rompre les liens qui unissent arbitrairement et esthétiquement la chaise à l’homme. La révolte du corps soumis et inorganique insuffle un vent de folie. Constamment, les deux personnages se miment, se fondent et s’affrontent. Le film relate l’histoire d’une contamination rétroactive. La fuite n’étant pas possible du fait de leurs liens artificiels, le face-à-face est inévitable. Tout prend sens dans le paradoxe de continuité et de défaillance qui assemble et conjugue les deux personnages au singulier pour ne plus faire qu’un… à la grande déception et colère de la chaise, et à la grande surprise et agressivité de l’homme. Le caractère accidenté de leurs déplacements, faits de saccades et de ruptures, va à l’encontre de l’harmonie éthérée de l’hypnotisant et magnifique Pas de Deux. La danse est limpide, lyrique et magnifique. Il était une chaise et Pas de deux semblent les extrêmes de choix désirant tour à tour s’expérimenter dans une esthétique brisée visuellement (Il était une chaise) et dans une esthétique de la beauté et de la pureté (Pas de Deux).

La matière charnelle n’est ni un modèle de volupté ni un modèle de légèreté. Le style d’Il était une chaise est très terrien. L’homme et la chaise n’ont ni démarche ni grâce. Les deux parcourent et déambulent de façon saccadée et hésitante. Ils sont des éléments filmiques qu’il faut comprendre et accepter dans leur densité, leur lourdeur et leur puissance respective. Des champs de forces qui, présents dans un espace confiné, prônent la pulsion de vie et de mort (Eros et Thanatos), et la rapidité dans l’exécution de leurs mouvements instantanés, commandés par leurs réactions, et leur « devenir-mouvement », ainsi que par l’exercice d’influence et de domination qu’ils tentent de concrétiser. La virtuosité de McLaren, son talent résident dans le contrôle d’un tel débordement dans la double prédisposition narrative du film : gérer à la fois l’énergie soudaine et pulsionnelle, et l’énergie anticipée et réfléchie, des personnages.

L’apparence débridée du film garde une cohérence et une force dans l’exécution programmée des actions. Tout s’enchaîne rapidement. Pas de répit, pas d’accalmie (sauf lorsque les personnages feignent l’indifférence), mais l’ensemble du film est très dynamique. Il était une chaise est avant tout un enregistrement sur la folie du corps et sur son explosion énergétique cloîtrée dans un espace théâtral. La volonté de centraliser la mise en scène compresse l’action et ses débordements sensoriels (grâce au choc visuel et sonore) pour y soustraire toutes stries, afin de l’épurer. Ce qu’offre McLaren est, semble t-il, la matière brute de l’action régie par les pulsions ou la violence. C’est l’art, image par image, qui semble permettre une telle réussite. Ce qui est gardé est l’essence même de l’action dans un procédé qui nécessite patience et synchronisation. Et en termes de synchronisation, tout fonctionne par rives et par confluences, du fait de la segmentation bipartite des personnages. Chaque situation gonfle la précédente jusqu’à créer un flux paradoxal, une mise en scène en oxymore basée sur un phénomène de répulsion attractive. Une attirance qu’ils refusent de voir et en laquelle ils refusent de croire.

Cette idée de répulsion attractive se manifeste dans les positions des personnages : la distance entre ces derniers, le mimétisme entre eux, et la zone invisible qui les sépare. Véritable « zone-tampon » gérant et cristallisant la passion des échanges. L’accentuation sur ce réceptacle de tensions trouve esthétiquement un écho. La zone de conflit s’étire dans l’espace et dans le temps grâce à la latéralité de la mise en scène. Ainsi, les ombres du personnage masculin et de la chaise se prolongent au sol pour dessiner des angles composés d’une matière concrète (le bois ou le corps) et se prolongent avec de l’abstrait (les ombres mouvantes). Le plan serait une composition créée sur le geste et l’instant. Les variations de tonalités entre le noir, le blanc et les nuances de gris, le tout filmé dans la frontalité, intègrent l’idée du geste, du mouvement et la question de l’accaparement, de l’appropriation du plan, son habitat. Les mouvements de la chaise s’enchaînent sur des rythmes inégaux entre précipitation et calcul du temps. Il existe entre eux un effet de vases communicants, qui offre au court métrage quelques pauses. Le film épouserait l’idée d’une symétrie en balancier afin de promouvoir l’idée d’équilibre (dans l’action, la composition le temps…). Le corps et les ombres interrogeraient, quant à eux, un corps désorganisé (car pulvérisé en une multitude photogrammes) et propice à résoudre, grâce à la cinétique, la quête de l’identité, du Moi latent dans le film. Idée qui d’ailleurs ressemble en de nombreux points à l’entreprise de Marcel Duchamp, notamment avec son Ready Made.

L’utilisation d’objets manufacturés, désincarnés, et produits à outrance, trouve un contre-point important dans l’Histoire de l’Art avec les conceptions artistiques de l’inventeur du Ready Made. Le mouvement artistique dont il est question décontextualise un objet pour lui donner une nouvelle identité. Le premier Ready Made réalisé par Marcel Duchamp fut Roue de bicyclette en 1913. il s’agit d’une roue sur un tabouret blanc. Certes l’ironie et la lecture au second voire au troisième degré prévaut mais l’assemblage, la composition de l’œuvre participent à cette volonté qu’ont certains artistes de vouloir désacraliser l’Art pour le soustraire aux sphères élitistes de la société. De plus, la roue, en tant que matériel induisant le mouvement, demeurerait une réflexion sur l’art cinétique par la grâce d’une esthétique basée sur l’étude du mouvement et fondée sur les illusions d’optiques : la roue roulant sur place et non sur la distance.

Dans Il était une chaise, les emballements gestuels de la chaise se succèdent à une vitesse surprenante. Ils permettent d’exprimer la distance en la découpant en une nuée de surplaces. Elle disparaît de façon fantomatique ou magique entre les jambes de l’homme. Serait-ce un lien possible entre les recherches esthétiques du mouvement chez Norman McLaren et le Ready Made ? Il semblerait que le photogramme de la pellicule ne soit plus à considérer comme un matériau propre au cinéma mais aussi comme un lien possible, à travers la recherche sur le mouvement, avec la sculpture ou l’assemblage cinétique comme ce put être le cas avec La Roue de bicyclette. D’ailleurs, la relation entre Norman McLaren et le Ready Made pourrait se coupler avec une approche animiste de la création artistique, puisque le court métrage du réalisateur écossais prête vie à deux objets, finalement : le corps désincarné d’un homme dans sa gestuelle robotique, et une chaise incarnée dans sa gestuelle vivante. Edward Burnett Tylor définit l’animisme comme ceci :

« Ainsi, l’animiste croit en l’existence d’esprits ou de génies cohabitant avec les hommes et qui lui sont révélés chaque jour par des événements mystérieux participant à sa vie quotidienne.
Lors de rêves, fièvres ou sous l’effet de drogues, l’animiste considère qu’il se scinde en deux parties : le corps qui subit les altérations d’états, et l’âme, qui s’en échappe pour aller dans un ailleurs. Le sujet vit des événements fictifs, voit des choses qui n’ont pas lieu mais, pour l’animiste, si ces visions existent là, sous ses yeux, à des moments particuliers de sa vie, alors elles existent en permanence dans un ailleurs, de façon indépendante à lui-même. Il y a donc pour l’animiste deux réalités : une tangible et corporelle et une autre intangible issue du domaine des esprits. »
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Animisme)

Si l’on prend en considération le caractère surréaliste des films de Norman McLaren, basés sur la fantaisie, la féerie et l’onirisme, on pourrait considérer que la définition de l’animisme est parfaitement intégrée dans la création du poète écossais. L’animisme est un concept ethnologique. L’animisme explique les mystères de la vie et de la mort. Cette doctrine mystique attribue à toutes les choses de la nature (plante, objet, animal) une âme. Les quatre éléments naturels (l’eau, la terre, l’air et le feu) composent la nature. En interprétant la croyance, on comprend que tous les êtres vivants, tous les objets inanimés et phénomènes naturels possèdent une âme, s’appuyant sur la notion de force vitale, d’énergie en somme, « d’esprit », qu’il soit bon ou mauvais.

Le corps, dans le film de McLaren, subit des altérations d’état dues à la privation de toute fluidité entre chaque mouvement, décomposé 24 fois par seconde. Si l’on prend en considération le postulat de Tylor sur l’animisme, l’on pourrait penser que l’homme, personnage dématérialisé, voit son âme, sa force vitale réincarnée dans la chaise, qui acquiert en énergie ce que l’homme n’est pas en substance humaine. De fait, peut être que le petit théâtre épuré et vide qui est créé serait une manifestation d’un rêve sans que nous n’en connaissions véritablement la provenance, la source et l’origine. Peut être est-ce l’inconscient de l’homme présent sur scène justement ? Ainsi, chercherait-il dans cette course poursuite avec la chaise à satisfaire, à résoudre un conflit avec lui-même, et qui le ronge? Ainsi, la nécessité de lier et nouer des ficelles entre les deux protagonistes pour qu’ils se meuvent dans un esprit de cohésion, de similarité et de mimétisme trouverait-elle ici, grâce à l’animisme, une puissance liée à la religion et au mysticisme. De fait, les films de McLaren enlaceraient l’idée qu’ils sont régis par un système de croyance monothéiste dont l’unique dieu est leur créateur et animateur : McLaren lui-même.

« En partant de cette conception de base, on comprend rapidement le cheminement conceptuel établi par l’animiste : si un individu peut se dédoubler (puisque l’homme peut fréquenter les deux réalités), alors l’homme possède une part de lui-même qui peut aller où bon lui semble, dans le passé, le futur et ailleurs même. Cette croyance concerne d’ailleurs aussi les animaux, végétaux et objets (conclusion logique, puisque ceux-ci existent aussi dans nos rêves : cela signifie qu’ils existent aussi dans le monde spirituel). » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Animisme)

Dès lors, lorsque l’on sait que l’animisme est une religion qui naquit chez les sociétés primitives, l’on pourrait aussi considérer Il était une chaise comme un essai, comme un retour conscient, baigné dans un univers spirituel, vers le cinéma primitif. Un cinéma primitif qui permettrait de tisser des liens concrets entre George Méliès et Norman McLaren, tous deux créateurs et inventeurs de génie. L’atmosphère, l’exploitation du mouvement dans Il était une chaise, grâce à la pixillation et à la variation de la vitesse de tournage, permet de retrouver l’authenticité et les « cassures du mouvement » propres aux premiers films réalisés. On ne retrouve plus 24 images par seconde. On retrouve l’idée d’un théâtre fantaisiste et l’ébauche d’une narration par tableaux en mouvements. Tout est incrusté dans un espace trois murs, frontalement. Le hors champs est vacciné car les mouvements de caméra n’existent pas. Il est ce non-lieu dans lequel la chaise et l’homme se poursuivent pour mieux se perdre et liquéfier les repères du spectateur.

La notion de perception rétinienne est alors questionnée grâce à la notion d’enregistrement. Qu’est ce que l’œil capte et que le cerveau ne retient pas ? Les disparitions et apparitions apportent un indice sur le volume du monde : il est circulaire, puisque les personnages disparaissent et réapparaissent à l’opposé de leurs lieux d’entrées. Le hors champs s’enroule autour du profilmique. Le film s’étale, se propage comme une circonvolution autour d’un astre : la scène de théâtre sur laquelle les deux champs de forces s’affrontent, sur laquelle les deux protagonistes électrisent la perception oculaire. Le monde d’Il était une chaise est une spirale dans laquelle des situations au premier abord similaires, varient. Les retournements de situations sont nombreux et enferment le film dans un écrin fondé sur la relation passionnelle et nerveuse unissant l’homme et la chaise. Le tissu nerveux a ceci d’humain dans sa spontanéité et son imprévisibilité. Le film montre habilement le moindre soubresaut. Chaque action prend des proportions inattendues et dramatiques intenses. La bipolarisation de l’action trouve un troisième pôle de tension invisible car la distance entre les personnages représente le flux d’énergies qui oppose la chaise et l’homme. Finalement, il semblerait que la structure tensorielle du film soit un triangle dont l’hypoténuse ou le troisième côté est à géométrie variable puisque dépendante des déplacements et mouvements de personnages. Elle rend tangible le mirage oculaire qui lie les protagonistes dans leurs absences et leurs présences.

Ainsi, lorsque l’homme pourchasse la chaise, celle-ci, moqueuse, au premier rang, regarde hilare l’homme courir dans le vide après quelque chose, un point géométrique, un repère dont il a perdu la trace. Transparent ou trop rapide, ils se suivent sans se voir et l’équilibre du monde s’égare dans le hors champs. L’égarement se dédouble d’un échec dans le suivi de l’action par un public confronté aux limites de son cerveau et à la puissance de l’image quasi subliminale. Il en découlerait possiblement une volonté de questionner le film et la, ou les, frontières entre réalité et fiction qui s’éprouveraient comme un échec partiel de la perception. L’image et le discours esthétique et politique (sur l’image) qui se dégagent, sont eux aussi implicitement questionnés. La fulgurance du plan et de l’action confère un caractère lacunaire à l’œuvre.

Les lacunes sont des denrées précieuses, et permettent d’ériger, semble t-il, un discours réflexif sur l’image. La recherche de la chaise par l’homme est une quête du sens. Le personnage de bois, au premier plan, se moquant de l’homme-chasseur, serait aussi une personnification du pouvoir aveuglant de l’image sur le cerveau humain. La chaise n’est plus mais l’homme continue de galoper, de la chercher. En vain puisqu’elle s’est immiscée au premier plan. Le sens du plan a glissé dans le vide pour devenir absurde et partial. L’hypnose, grâce à la répétition du procédé, est un succès et l’homme pourchasse aveuglément l’image de la chaise mais non plus la chaise elle-même. Telle serait l’une des dérives du pouvoir des images sur le cerveau, que semble vouloir insuffler dans son film McLaren au-delà du comique de situation et de répétition qui sert de squelette à son film. Voilà pourquoi la perception rétinienne du spectateur est mise à mal. Puis par effet de contamination diégétique, la perception de l’homme est aussi remise en question afin de dégager un discours qui désacralise, qui émet des doutes quant à la plausibilité et la véracité de l’image comme matériau et comme vecteur d’information de quelque façon que ce soit. Ce que l’homme recherche n’y est plus. Leibniz écrivit d’ailleurs :

« Je crois qu’il n’y a pas de perceptions qui nous soient tout à fait indifférentes, mais c’est assez que leur effet ne soit point notable pour qu’on puisse les appeler ainsi. » (Nouveaux essais sur l’entendement humain II, 20, paragraphe 1, p.128)

Face à la notion d’image, la perception, sa vision est obstruée par la saturation d’image de la chaise et que son inconscient, comme celui du public, a enregistrée sans la voir. Le cerveau rejette dans l’inconscient un plan, une image, une idée qu’il se refuse à assimiler parce qu’il ne peut faire accéder à la conscience et à l’intelligibilité chaque image que l’œil perçoit. Pour prolonger cette idée, notons qu’une durée plongeant le film dans l’obscurité, le néant envahit soudain l’espace filmique. Comble de la dysfonction, l’image est hypertrophiée et explose dans sa matérialité même. McLaren sature l’image dans sa répétition et ses convergences de puissance, invoquant la possibilité d’effacement, d’absolution de l’image en tant que matérialité et dans sa matérialité pour ne plus avoir aucun sens. De plus, il se pourrait qu’un tel parasitage de l’action et de l’espace filmique soit une volonté du créateur onéfien de matérialiser, par un noir, l’interstice entre deux photogrammes. Seulement, la durée étant longue, McLaren offre un ersatz de vie à ce qui ne l’est pas, dans un film mais qui l’obsède fortement dans ses travaux et dans sa conception de l’animation :

« L’animation n’est pas l’art des images qui bougent mais l’art des mouvements dessinés… Ce qui se produit entre les images est beaucoup plus important que ce que l’on voit sur l’image. L’animation est l’art de se servir des interstices entre les images. » (Séquence 82, L’univers des sons de Léo Cloutier, p.105)

Le noir à l’écran offre une rupture nette dans les continuités, dans les raccords mouvement. Le spectateur rompt tout contact direct avec la séquence et enchaîne instinctivement sur l’action suivante. Le phénomène d’attraction/répulsion se reproduit et continue à alimenter le film.
La course effrénée dont il est question pourrait entrouvrir un troisième versant entre les deux corps : un versant de l’étude du mouvement qu’avait initié Muybridge et son fusil chronophotographique. La même frontalité, la même description du mouvement, excepté le fait que Muybridge, dans la représentation générique que nous avons de son travail, assemble les photographies du mouvement du cheval comme une fresque. McLaren le recréa avec une chaise et un homme animal, l’arrière-plan aplatissant l’espace.Puis une nouvelle fois dans Pas de deux. Le créateur écossais monte les compartiments du mouvement les uns à la suite des autres pour provoquer une unité d’action.

L’homme serait-il alors le prédateur de ce conte doux-amer ? Serait-il le garant de l’animalité qui semble envahir les personnages en proie à leurs pulsions ? L’animalité qui se découvre peu à peu a comme contrepoint négatif de provoquer une régression animale chez l’homme. Il suivrait l’évolution inverse de l’espèce humaine en se distinguant par un zoomorphisme troublant bien que logique. La chaise prend l’ascendant en maîtrisant l’espace par sa présence, sa rapidité et le contrôle de ses nerfs. L’homme fut debout puis il commença à se voûter, à disparaître du cadre car pris de folie, puis se posa à même le sol. Énervé, son agressivité accroît et ses mouvements sont de moins en moins contrôlés. Puis, il revient à la raison en utilisant la ruse et en ignorant la chaise. Enfin, un autre conflit éclate. Il se trouve être la victime de la conversion, du changement du rapport de force qui l’oppose à la chaise. La chaise s’émancipe de façon cyclique. Il finit par s’allonger puis ramper, avant de finir objet lui-même, lorsque la chaise s’assoit sur ses genoux. A bien des égards, le jeu de course-poursuite délivre une lecture qui lie les deux héros comiques à un chat et une souris. L’un chassant l’autre.

Le comique cartoonesque qu’inspire le jeu du chat et de la souris entre les deux personnages principaux d’Il était une chaise est une donnée incontournable. A l’instar des grands burlesques hollywoodiens comme Chaplin, Keaton ou Hanna et Barbera, McLaren utilise la distance entre les deux personnages pour synchroniser, créer un élan et un allant frénétique, un souffle en quelque sorte, à un duo comique prompt à provoquer le rire par des situations saugrenues très violentes, et vampirisées de leur substance choquante par la grâce d’un comique de situation. Les personnages ne parlent pas. Ils s’expriment grâce à leur corps et à la densité surjouée de leurs mouvements, postures et gestuelles. Dès lors, leurs quêtes s’expriment dans l’action. 11 courses poursuites se succèdent avant que la chaise apparaisse seule au 1er plan. Un code cartoonesque de la course poursuite.

Lui, est confiné et collé à l’arrière plan. Son entreprise est un échec, le personnage de bois est trop rapide pour lui. La linéarité de sa trajectoire anticiperait la fin du film qui donne raison à la chaise. Lorsque cette dernière s’assoit sur les genoux de l’homme, les barreaux du dossier emprisonnent ce dernier dans son image de chaise humaine. La bienséance (il s’époussette et sourit… cela a une connotation « chaplinesque » car Charlot aussi éprouve ce sentiment du bien paraître lorsqu’il se confronte au système, à la société) dont fait preuve l’homme souligne la dignité et la recherche de considération que la chaise a gagnée. La philosophie du petit conte de McLaren s’exprime dans un langage des signes quasiment universel.
Le gag permet un renversement des valeurs, un envers et une remise en question du monde : la chaise s’assoit sur l’homme. Les scènes de ménage entre la chaise et l’homme ressemblent au comique passionné et débordant des comédies italiennes. La chaise étrangle l’homme entre ses barreaux, l’homme la porte à bout de bras, elle se débat avec fureur. Elle le bloque au sol. Ils se disputent. Cette relation conjugale fait dire à Janick Beaulieu dans le numéro 82 de Séquence, page 114 :

« D’autres y verront une contestation de la femme objet. Sans donner dans ce genre d’interprétation, qui pourrait au point de départ se montrer injurieuse envers la gent féminine, force m’est d’avouer que le comportement de notre chaise ressemble aux caprices d’une femme qui s’adonne à une petite séance de séduction. Elle résiste, le fâche et disparaît. »

Puis il ajoute, à propos de l’apport de la musique :

« La musique contribue à amplifier ces caprices. Il faut voir l’homme danser avec la chaise sur un air de tango, une marche militaire et une musique tzigane. Il faut voir et entendre la chaise gémir face contre terre. C’est l’humour au pays des caprices. » (Séquence numéro 82, p.114 ; Humour et Fantaisie de Janick Beaulieu)

La musique rythme le film. Le bégaiement de celle-ci traduit l’échec ou l’indécision. Elle est en totale empathie avec les personnages. Elle sert de seconde imbrication narrative à une action limpide et facilement abordable. La musique épouse, est en symbiose avec le rythme des personnages, leurs hésitations et leurs quêtes existentielles.
Ravi Shankar électrise le film grâce à une partition euphorisante et débordante. Derrière l’humour du film se cache, grâce à la création musicale de l’artiste hindou, une mesure de l’endurance des protagonistes. Comme envoûtés, ils se mêlent et se synchronisent avec la musique pour livrer une danse érotique et pulsionnelle épuisante. L’homme est en sueur, il est essoufflé comme le montre un gros plan lors d’un rare moment d’accalmie. La violence des échanges voilerait presque des rapports amoureux tumultueux basés sur l’affrontement, la domination et la soumission de l’autre. Sexe et cruauté mettent en exergue le jeu ambigu de la soumission et de la domination au sein de pratiques hors-norme car non normées.

Notons que la chaise n’hésite pas à étrangler de ses barreaux l’homme pour se défendre, exciter son partenaire, lorsque leurs deux corps se mélangent, se touchent. Une représentation déviante et décalée de ce que pourrait être une baise intense qui dégénèrerait en une pratique violente, pulsionnelle et implicitement sadomasochiste du sexe. Le SM travaillerait le jeu du désir poussé à l’extrême et basé sur le refus puis le consentement (l’obéissance devient un système excitant dans les pratiques sexuelles) et non pas sur l’asservissement de l’autre. C’est une mise en scène. Les rôles sont interchangeables et ambivalents : l’homme peut être femme ou animal, et la femme peut être homme ou animale. On retrouve exactement le même point de vue dans Videodrome de Cronenberg. Cela serait aussi un des points névralgiques du film de Norman McLaren, si on analyse et juge plausibles les rapports entre la chaise et l’homme, d’un point de vue érotique.

Néanmoins, la dimension critique est très présente : les femmes, à l’époque où le film fut tourné (1957) et aujourd’hui encore, souffrent quelque peu du poids des stéréotypes : considérées, à l’époque et encore parfois aujourd’hui, comme des objets. La chaise devient la représentation de la femme et prend les poses que lui dictent les clichés : celles d’un objet. Puis l’objet, doué d’une conscience, se révolte pour s’affranchir. Sans vouloir faire de féminisme aveugle à outrance, la chaise pourrait néanmoins représenter le mythe de la femme-objet qui trouve aujourd’hui un écho retentissant dans la publicité. Se débarrasser d’un point de vue purement fétichiste et de soumission féminine. La chaise ne veut plus être considérer comme du bétail, un objet conventionnel et sans âme. Le comique permet une révolte de la matière sur l’organique et sur l’homme.

Avec une dextérité et une finesse remarquable qui se cache derrière le burlesque, Norman McLaren opère à un glissement : le corps humain devient un objet, acquiert le même statut qu’une chaise, il devient praticable et consommable, utilisable et pourquoi pas jetable comme tout objet ayant trop servi ou étant trop usé. Le sérieux est presque annulé par le choix ludique des objets. De plus, la technique de la pixillation rend les actions quelque peu désincarnées. La maladresse qui en jaillit manipule quelque peu la lecture intellectuelle du spectateur face au film. Il se laisse balader par le divertissement du film. L’humour au second degré se faufile dans un travail critique très sérieux et humaniste.

Entre fuite et séduction, entre compassion et moquerie (lorsqu’elle fait mine de pleurer sur le sol alors qu’elle se moque du fait que l’homme soit assis par terre pour lire), entre violence et paix, la chaise utilise différents stratagèmes pour parvenir à ses fins. Elle le nargue pour lui prouver à raison son utilité et son rôle important dans l’équilibre du monde. Le mouvement circulaire du film témoigne de différentes conversions promptes à montrer l’évolution du schéma des pensées de l’homme et de l’évolution de la considération qu’il porte à la chaise. D’un point de vue narratif, les répétitions apportent rebondissements et nouveautés. La puérilité, l’immaturité et l’infantilisme des réactions des personnages bercent le film dans un comique bon enfant qui trouve une manifestation originale lorsque l’homme, pour amadouer la chaise, la berce comme un nouveau-né.
Contraint et dos au mur, ses tentatives de séduction témoignent de l’embarras de l’homme : il la gronde comme un enfant, puis joue avec elle comme on jouerait avec un animal, danse avec elle un tango comiquement passionnel ou passionnellement comique et insolite. Ne sachant sur quel pied danser, son attitude participe au pouvoir comique de l’œuvre. Il se situe sur un entre-deux inconfortable qui le rend ridicule et risible. Les raccords dans l’axe, le montage croisé servent, lorsque les raccords s’enchaînent, à sonder la dichotomie et le choc entre les personnages. La symétrie droite/gauche de la réalisation mise sur une séparation brutale des deux protagonistes et participerait à transcender la scène du petit théâtre de la chaise en échiquier de la vie. La musique assaille, et rend palpable les tiraillements et énervements intérieurs de l’homme. Tantôt il s’énerve, tantôt il fulmine. La musique renforce et incite la chaise à se comporter capricieusement, comme une chipie, pour parvenir à ses fins.

Cependant, la décision de la cajoler comme un bébé tendrait à renvoyer aux instincts paternels ou… maternels de l’homme. Ce qui tendrait à émettre l’idée que le film ne se base pas sur les partis pris d’une guerre des sexes, comme put le penser Janick Beaulieu, mais plutôt à résoudre le problème par un hermaphrodisme neutre évitant toute déviance et toute interprétation érotisée de l’histoire. De fait, l’homme et la chaise ne seraient que des enveloppes charnelles ou de bois qui aboliraient toutes tentations d’interprétation sexuée de l’œuvre. Si l’œuvre est asexuée, elle en demeure encore plus universelle. La chaise pourrait être la multiplication de l’homme dans un autre format, et vice-versa. Cela renvoie à l’idée du double et du dédoublement cité précédemment. Lorsqu’il « s’occupe » caricaturalement de la chaise, en jouant à la marelle avec elle, il regagne son rang d’homme en effectuant le cheminement classique de l’espèce humaine : d’animal il (re)devient humain. Cette évolution s’accompagne d’un gain et d’une légitimité par rapport au lieu. Il le domine en succédant les positions au sol/accroupi/debout.

Le ballet de mouvements qui inonde le film (les allers-retours en arrière plan, les gestes simples et amples, ceux d’énervement, les arabesques joviales, légères et aériennes de la chaise, telle une feuille) dessinent des motifs divers et variés et offrent une foule de possibilités à Norman McLaren dans ses recherches artistiques sur le mouvement. Son imaginaire explose et enchante. Les plans permettent aussi de filmer l’objet sous toutes ses facettes. A la fin du film, le raccord renversé sur la chaise qui était à droite et qui se retrouve à gauche du cadre, en témoigne. Le mur du fond semble être transpercé pour donner un point de vue renversé de l’action. Ce choc témoigne de la cohérence dans la mise en scène sur le propos du renversement des valeurs proposées par le film avec une distorsion de la perception et du point de vue. La vue renversée conclut le film et une de ses thématiques : l’art de l’illusion. Le salut mutuel entre la chaise et le second acteur est une chute, la fin de la représentation. Les gestes théâtraux lorsqu’ils se saluent et se satisfont d’avoir fait le « show » ainsi que d’avoir été le public de l’autre, concluent en même temps l’interrogation sur l’art de l’illusion initiée plus tôt dans le film. Le regard caméra de la chaise lorsque l’homme courait après du vide l’avait initié concrètement.

Il y a concordance, harmonie et proximité entre les acteurs. La symétrie qui était le porte drapeau de leurs affrontements à répétition est maintenant une symétrie de convention et a une valeur positive et complémentaire. Ils furent complémentaires dans le conflit. Ils sont dorénavant complices et complémentaires dans l’accalmie. Le petit théâtre de la chaise est un microcosme qui offre une vision décalée du monde et une vision assez conventionnelle du spectacle et de la représentation théâtrale. Le salut final servirait à souligner le faux et l’artefact. Tout ceci n’est qu’une histoire. Le questionnement sur le dispositif spectatoriel (la caméra frontale et immobile est à la place du public) trouve une conclusion lui aussi. Tout ceci n’est qu’une pièce de théâtre. Le film débute et se conclut avec le même plan.

La symétrie prenante et prégnante a fait son œuvre. Un long, lent et paisible fondu au noir en guise d’hommage aux acteurs, comme un rideau, se ferme. Puis le film termine sur un dernier point d’exclamation : le jaillissement, le flash du mot « end ». Le vide, la pénurie de l’espace profilmique a achevé son remplissage par une matière filmique composée d’un florilège de chocs visuels (la surexposition, les ombres aux murs, les caches, les mouvements…) et sonores. Il était une chaise est un film cartésien. Le doute de au sujet de ce qui a été filmé (refus de la quotidienneté, de la monotonie, des stéréotypes, la relation au pouvoir, le rejet, l’autorité, la remise en question des objets du quotidien…) tout au long du court métrage, est résolu. Après la Guerre, la Paix. Le cycle prend fin.

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Durée : 10 mn


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