Vivre (Ikiru)

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Mais qui donc est ce petit bonhomme aux épaules voûtées et aux binocles rondes répondant au nom de Kanji Watanabe ? Qui est ce fantôme qui hante les bureaux d’une administration depuis bientôt trente ans en y répétant les mêmes gestes dénués de sens ? Qui est vraiment Monsieur-Tout-le-Monde, ou Monsieur-Personne ? Avec cette histoire […]

Mais qui donc est ce petit bonhomme aux épaules voûtées et aux binocles rondes répondant au nom de Kanji Watanabe ? Qui est ce fantôme qui hante les bureaux d’une administration depuis bientôt trente ans en y répétant les mêmes gestes dénués de sens ? Qui est vraiment Monsieur-Tout-le-Monde, ou Monsieur-Personne ?

Avec cette histoire d’un anonyme au crépuscule de sa vie, Kurosawa réalise une œuvre profondément humaniste qui lorgne du côté du néo-réalisme italien et s’inscrit dans la continuité de L’Ange ivre (1948), de Chien enragé (1949) et annonce des films comme Les Bas-fonds (1957) et Entre le ciel et l’enfer (1963). Vivre (Ikiru) se présente comme une fresque sur la misère morale et humaine qui frappe le japon des années cinquante, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Kanji Watanabe est un homme qui a vécu comme un mort toute sa vie, écrasé par le poids des codes et le respect des traditions et qui, à l’annonce de sa mort prochaine (il est atteint d’un cancer gastrique), se décide enfin à prendre sa vie en main.

Le film s’ouvre sur l’image d’une radiographie de l’estomac malade du protagoniste qu’une voix-off nous présente d’emblé comme étant condamné. Puis, par un fondu enchaîné, cette image fusionne quelques secondes avec un plan présentant Kanji Watanabe : le personnage apparaît ainsi comme déjà-mort, il est l’incarnation de son propre cancer. La fixité de ce premier plan vise à faire passer l’idée que Kanji est prisonnier de son travail et donc, par extension, de la société toute entière. Il semble complètement étouffé par les objets qui l’entourent (des piles impressionnantes de livres qui s’entassent les uns sur les autres), le dos voûté par le poids des années qu’il porte difficilement sur ses épaules chancelantes. Un premier plan tombeau, ou plan cercueil, métaphore de tout ce que le film va développer par la suite, à savoir la résurrection d’un homme qui tente par tous les moyens de s’extirper du tombeau social et affectif dans lequel il est enfermé depuis trop longtemps avant de disparaître pour de bon. A ce titre, le dernier plan fonctionne en parfait écho au premier, mais de façon radicalement opposée : ici, un plan large en mouvement cadre la silhouette de Kanji, marchant seul sur un pont. Puis la caméra s’arrête, et le personnage sort alors du cadre, enfin libéré de toutes contraintes, pour rejoindre le hors champ de l’espace filmique, là où plus aucun cadre ne pourra l’enfermer.

Si le film de Kurosawa est l’émouvant portrait d’un simple quidam (mais attention, ici, point de mélodrame ni de complaisance), il est également cette fresque sociale évoquée plus haut qui, à l’instar des films de De Sica, Rossellini et Visconti, s’efforce de rendre compte de l’atmosphère qui règne dans le pays à cette époque. Kurosawa dépeint plus précisément les rouages absurdes des administrations qui empêchent l’individu de vivre librement et d’agir sur son environnement. Car pour le cinéaste, vivre, c’est agir. « Je bois ce saké pour protester contre la vie que j’ai menée ! » s’exclame Kanji après avoir appris qu’il est atteint d’un cancer : bien qu’il ne devrait pas boire en raison de son état de santé, il préfère justement le faire, montrant ainsi aux autres mais surtout à lui-même que rien, ou presque, ne pourra plus jamais l’empêcher d’agir sur sa propre vie.

L’immobilisme des administrations et des différents pouvoirs nippons est mis en évidence au début du film dans une assez longue séquence très particulière : une quinzaine de plans fixes qui cadrent de façon serrée des employés s’adressant directement à la caméra se succèdent par un effet de balayage de l’image de droite à gauche ou de gauche à droite. On passe ainsi d’un organisme à un autre, d’un bureau à un autre, d’une tête à une autre, et pourtant, le discours des employés ne change jamais et semble rebondir par un effet de ping-pong. De plus, la caméra subjective ne correspond pas au point de vue d’un personnage en particulier mais est une sorte de point de vue général, le regard de tout le monde et de personne à la fois, ce qui accentue l’idée que la population ne peut pas agir face à ces interlocuteurs du fait qu’elle n’est pas présente à l’intérieur du cadre, comme rejetée hors champ. L’héroïsme de Kanji Watanabe ne consistera pas à changer le pays tout entier et à amener la révolution, mais seulement de parvenir à agir sur les administrations pour faire construire un parc pour enfants. A son modeste niveau, Kanji change les choses, il appose son empreinte sur le monde et lui fait prendre une direction dont il est le créateur. Vivre, c’est agir, certes. Mais c’est peut-être avant tout créer, que ce soit un parc pour enfant, un tableau, une sculpture ou un film. Car Kanji n’est rien d’autre que la représentation de la philosophie de vie de Kurosawa, terrifié à l’idée de mourir avant d’avoir eu le temps de s’exprimer et d’accomplir des actes concrets. L’un construit un parc, l’autre imprime de la pellicule. Mais la motivation est la même : Vivre

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