Tribulations d’une amoureuse sous Staline

Article écrit par

Staline, le gendre idéal ? Pourquoi pas ! Mais attention : une amoureuse cucul peut aussi cacher une impitoyable mante religieuse… Un premier film élégant, stylé, drôle et prometteur.

Sabine est jolie, mais elle est timide. Elle est un peu coincée, mais la fleur, certes bleue, brûle de désirs : notamment celui de ne pas se précipiter dans les bras du premier lourd venu. Sa mère et sa grand-mère désespéraient de la caser un jour… Avec ou sans grand H, l’histoire va pourtant bel et bien la "baiser".

Ils sont forts et sveltes ces soldats polonais!

1881, Liberté, j’écris ton nom sur un sou d’or, qu’en 1953, chaque matin, Sabine se voit contrainte d’avaler cul sec. Indigeste ? Pas trop le choix : la dictature soviétique interdit à chaque citoyen la possession d’or à son domicile… Quant à la liberté, gravée ou non sur les pièces de monnaie, n’en parlons pas. Chargée d’entretenir et d’aviver la flamme de la poésie dans le cœur de ses camarades polonais (traduction capitaliste : chroniqueuse culture, spécialiste de littérature), fourmi industrieuse aux yeux de biches, lassée d’être raisonnable, Sabine se rêve cigale dans les yeux d’un ténébreux inconnu. Malheureusement, la mère a oublié d’inculquer un principe fondamental à sa tendre fille : se méfier des hommes qui négligent les préliminaires.

A travers le prisme de trois femmes, Borys Lankosz goupille une habile métaphore sur la situation politique d’une Pologne écrasée par l’U.R.S.S. L’histoire personnelle de Sabine croise la grande dans un jeu de reflets à l’humour acide. L’indécrottable célibataire veut croire encore au prince charmant, mais celui-ci tarde à venir. Et lorsqu’un homme franchit le seuil du domicile familial, il a beau être présenté par maman, et soutenu par mamie, il n’est jamais à la hauteur des espérances de la fuyante Sabine. Il faut dire qu’à choisir entre le comptable éméché – « pour multiplier, je suis un as ! » –, et le prétendant mystérieux, 100% testostérone, modeste et cultivé, étalon athlétique digne en toute circonstance, qui court lentement, ne mange pas de sucreries et embrasse vigoureusement sous la pluie… Y a pas photo. Ne pas se fier aux apparences toutefois : les galants baisemains camouflent parfois d’infâmes chicots…

Je vais t’apprendre la tendresse…

Avec finesse, Borys Lankosz prend un malin plaisir à stigmatiser ses personnages ou à jongler avec des registres stéréotypés, bande son à l’appui. De la rencontre, façon film noir, menant à l’idylle, romantique à souhait, le trait est appuyé avec assez de justesse pour que, dupés, nous puissions tout de même nous amuser de notre propre crédulité. On aimerait tant que ce bellâtre soit le bon ! Là où, pour dénoncer les leurres du régime soviétique, Soldat de papier se drapait dans une dignité tragico-absurde trop pesamment emphatique, les Tribulations d’une amoureuse sous Staline jouent la carte de la dérision ironique, nous prenant simultanément à partie tout en nous rendant complices de son trio féminin. Qui dit sarcasme ne veut pas forcément dire distance : nous ne pouvons qu’avoir de la sympathie pour Sabine, « loseuse » intègre mais pugnace, capable de transcender sa nature de sainte nitouche dans l’adversité. Si la caricature enfle un portrait peu flatteur des hommes, Borys Lankosz ne masque pas sa tendresse pour les travers de ses trois héroïnes très almodovariennes.
 

Dans la solidarité incorruptible de ces trois femmes, au-delà de l’intrigue, nous devons évidement reconnaître la ténacité discrète d’une Pologne littéralement arnaquée par le fringant idéal communiste. En choisissant la chronique intimiste, le film évite de tomber dans l’écueil de la solennité sentencieuse. Seul bémol : Borys Lankosz pèche parfois par son désir de clarté, en prolongeant le gros de l’intrigue, en noir et blanc, dans l’époque contemporaine, en couleur. Les quelques séquences, consacrées au pèlerinage d’une Sabine vieillie vers une ancienne statue emblématique de feu la propagande musclée du gouvernement, s’avèrent finalement maladroites par rapport à l’ensemble du film plutôt old school, magnifiquement cadré et mis en image. L’insertion clin d’œil d’images d’archives suffisait déjà à ouvrir sur le contexte historique. On comprend cependant l’ambition scrupuleuse du réalisateur, d’ancrer la fiction allégorique dans un présent concret, une réalité tangible. Nul besoin cependant d’enfoncer ce clou pour nous convaincre de la pertinence de sa fable politique : les ingrédients nécessaires à sa lecture étaient déjà assez bien dosés.

Titre original : Rewers

Réalisateur :

Acteurs :

Année :

Genre :

Durée : 99 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…