She Will

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À mi-chemin entre l’univers de Ari Aster et de Dario Argento, She Will de Charlotte Colbert est un film à l’esthétique envoûtante, qui n’a pourtant pas su répondre à sa propre ambition.

Vers la nature et l’au-delà…

Réalisé par Charlotte Colbert et co-produit par Dario Argento, She Will s’inscrit dans une double mouvance : celle de la psychologie et de l’horreur. Alice Krige joue le rôle de Veronica, une actrice dévisagée tant par le temps que par la chirurgie plastique et médicale, puisqu’elle sort d’une double mastectomie. Une succession de plans rapprochés mêlés à de lents travellings avant à bord d’un train perdu dans une nature aussi sublime que terrifiante par son étendue, interrogent dès l’entrée du film ce visage témoin de fatigue et de mystère. Desi, aide-soignante à domicile de Veronica et second personnage principal, l’accompagne dans l’arrière-pays écossais, à l’occasion d’une retraite spirituelle perçue par l’actrice comme le moyen de recouvrir une santé physique et psychologique. La solitude ne sera pas de mise puisque même installées dans un chalet privé au milieu d’une forêt dense et humide, cet espace en creux du monde est destiné à accueillir d’autres stars en mal de silence. C’est donc au gré des activités artistiques organisées par les résidents que se singularisera la figure de Veronica, au milieu de personnalités moquées par Charlotte Colbert, qui semblent toutes ivres d’un talent qu’elles se racontent au travers d’envolées lyriques faussement poétiques et de proverbes paraphrasés.

Du corps à corps au corps céleste

L’horreur de ce film s’inscrit d’abord dans une approche esthétique proche du documentaire, puisque Veronica et ses démons sont progressivement introduits au spectateur par le biais d’inserts récurrents et longs, sur la nature filmée au drone en contre-plongée, ou par le biais de visions en tunnel, entre les rangées d’arbre, nous permettant de contempler une immensité pure, dominante et intimidante. A contrario, le corps de l’actrice s’oppose à cette verticalité ultime, par la succession de plans la représentant assise, allongée dans son lit, à genoux dans la forêt, à plat-ventre sur l’herbe… Faire progressivement corps avec l’horizontalité du sol fait entendre au spectateur que l’enjeu du film se situe précisément là, dans le contact de la dernière couche de l’épiderme, à la dernière couche terrestre. L’influence d’Inferno (1980) de Dario Argento est sensible, puisque c’est lui qui  s’est en premier saisi de ce motif du franchissement du sol comme moyen de faire émerger la narration de son film. C’est la terre qui met en branle les douleurs de Veronica, mais qui représente simultanément le seul remède à celles-ci. Ainsi, lorsque les deux se frôlent, souvent la nuit, l’actrice est prise par des hallucinations, des réminiscences, des flashback durant lesquels elle se remémore ses débuts au cinéma, lorsque comme elle le dit elle-même, elle n’était « encore qu’une enfant » et déjà sous le joug d’un réalisateur pervers. Elle se revoit aussi sur une table d’opération entourée de scalpels qui mutilent son visage sans raison explicite.

Déconstruire le temps : une nouvelle approche de l’horreur

She Will adopte une dynamique temporelle originale, puisque se succèdent de longues journées ensoleillées mais dans un décor toujours intriguant, et des nuits fugitives, dans lesquelles l’actrice se métamorphose semblerait-il en sorcière, prête à s’auto-immoler comme irrésistiblement attirée par un bûcher qui se déploie la nuit tombée devant son chalet. Ce moment crucial qui se répète sans cesse, comme repoussé par la réalisatrice, est entrecroisé avec d’autres tentatives de rencontre du corps et de la nature, puisque chaque nuit aussi, l’actrice palpe et dispose dans son pavillon de la boue, qu’elle ingère et digère comme pour se laver, échanger son sang souillé par ces souvenirs succincts emprunts de drames innommables. Ces allers-retours temporels, entre fantastique et surnaturel, dessinent une trame narrative saccadée, au cours de laquelle l’actrice se subdivise comme pour mieux se rencontrer, dévoile ce qu’elle a été pour effectuer sa catharsis en se rendant aux éléments : l’eau (des immenses lacs), le feu (du bûcher ou de la cheminée), la terre (la boue, les feuilles, les insectes comme un escargot qu’elle porte avec admiration). Lorsqu’un soir son aide-soignante sortie exceptionnellement avec un gardien du domaine qui la menace de viol, la nature se déchaîne, il est englouti par la boue. Ce schéma inversé (ce n’est plus l’actrice qui l’ingurgite), dissémine un sentiment de sororité entre ces deux femmes, qui nouent un lien particulier : cette scène fait écho aux visites réelles ou rêvées de l’actrice à son réalisateur qui, le spectateur le comprend, a abusé d’elle. Ainsi, la nature venge et donne les moyens aux femmes de prendre leur revanche. Elles renaissent de la boue et abandonnent les cendres de leur mémoire traumatique. Il faut tout d’abord reconnaitre à ce film une originalité séduisante : même si tous les éléments de l’horreur classiques sont présents (la maison abandonnée, les vieux objets, le bois qui craque, la musique stridente et intrigante…), la réalisatrice s’en détache, pour se saisir d’éléments fondamentaux pourtant souvent délaissés : un motif traumatique autre que celui de la mort (l’abus sexuel dans ce film), des éléments naturels qui n’interviennent pas que dans des lieux reclus. A la manière de A Cure For Wellness (2016) de Gore Verbinski, l’horreur surgit d’une esthétique moderne, effrayante par ses couleurs immaculées, son décor minimaliste et chirurgical.

Acte manqué

Entre l’imaginaire et le miracle surnaturel, Charlotte Colbert met en scène l’enfer sur terre, qui ne se construit pas que par le feu et la nuit, mais aussi par les autres, et leur souvenir. La capacité fantastico-politique novatrice de ce long métrage a pourtant de nombreuses limites. D’abord, la trame narrative bien qu’intéressante, prend le risque de perdre le spectateur, soit par la répétition des mouvements engagés par les personnages, soit par l’incompréhensibilité partielle des enchâssements temporels. Par ailleurs, même si bien des passages esquissent l’abus sexuel subit par l’actrice, la vengeance et le traumatisme arrivent au détour d’une bifurcation narrative tardive et quelque peu déceptive. La réalisatrice passe à côté de la dimension politique d’un tel sujet à cause d’une narration désorganisée : la structure se fonde sur un excès de leitmotivs, visuels et narratifs qui au lieu de former un tout, forment un trop. Enfin, le jeu de tous les acteurs est quelque peu plat et souvent même, se ressemblent. Les usages du cri, les visages apeurés ou décontenancés sont trop récurrents et arrivent à de nombreux moments où les discours auraient été nécessaires à la cohérence du film. De la même manière, l’incomplétude énigmatique des dialogues, devient rapidement redondante et creuse. Dans le même temps, ce long métrage n’en est pas moins une prouesse  esthétique : la réalisatrice use de la caméra de manière remarquable. Tantôt à l’envers, survolant l’eau d’un lac en plan large, tantôt surplombant la forêt, se saisissant des surfaces réflexives (dans les miroirs, les fenêtres, les vitres de voiture…), la caméra s’essaye à de multiples positions et contorsions qui se coordonnent parfaitement les uns aux autres, dans un souci d’accord chromatique constant et tout autant grandiose, dont Midsommar (2019) de Ari Aster semble avoir été pour ces raisons précises, un modèle. L’esthétique du film relève de la performance et a quelque chose de subjuguant et parfaitement maitrisé, et les répétitions n’enlèvent rien à cela, ce qui est assez pour passer un moment agréable.

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Durée : 95 mn


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