Rétrospective Shôchiku : L’âge d’or (1931-1942)

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Du 9 septembre au 4 octobre s´est tenue à la Maison de la Culture du Japon de Paris une rétrospective consacrée à la société de production Shôchiku. Les films chroniqués dans ce premier article concernent l´âge d´or des studios, la période grâce à laquelle la compagnie a su acquérir toutes ses lettres de noblesse…

Comme son intitulé l’indique (« Histoire des grands studios japonais : la Shôchiku »), la rétrospective Shôchiku traçait au fil de sa programmation une certaine histoire du cinéma japonais. C’est pourquoi bien des chefs-d’œuvre n’y apparaissaient pas (disons, Printemps tardif ou Voyage à Tokyo d’Ozu). Qu’à cela ne tienne, il s’agissait bien plus de donner une idée générale de la touche Shôchiku que d’étaler sans vergogne ses plus fameuses réussites. Aussi, il n’est pas surprenant de constater que certains films ne constituent que des œuvres mineures (Yaé, notre petite voisine ; La vengeance d’un acteur). Cherchant à former le spectateur parisien type à l’évolution historique de l’une des plus grandes – si ce n’est, la plus grande société de production japonaise, la rétrospective a également donné l’occasion de voir des films encore inédits en France. Gageons que cette programmation soit un jour reprise en DVD pour tous les amateurs du cinéma nippon…

Chroniques des gens ordinaires

S’imposant dès les années 30 auprès des autres studios de production (rappelons que le système de production des films au Japon est calqué sur le modèle américain et comprend un certain nombre de majors), la Shôchiku dispose à l’origine de deux atouts essentiels : la notoriété de ses cinéastes (Ozu, Shimizu et Kinoshita y ont passé l’essentiel de leur carrière, Mizoguchi et Kurosawa y ont travaillé quelque peu), et le choix des sujets abordés. Contrairement aux autres compagnies, la Shôchiku s’est très vite intéressée aux problèmes sociaux et autres inquiétudes de la vie quotidienne.

Chœur de Tokyo (Yasujirô Ozu, 1931), le seul film muet du programme, rend parfaitement compte de cette prise de position. Le film suit l’itinéraire d’un jeune homme au chômage et de la famille dont il est à la charge. Licencié pour avoir soutenu un collègue en prise avec son patron, le personnage se met à vivre de petits boulots malgré la honte qu’une telle déchéance lui procure. Subtilement tenu, ce film d’Ozu entrecroise le réalisme qui le définit (le film fait référence à la crise de chômage du début des années 30) à une approche dramatique particulièrement souple et sincère. Le résultat est tel que l’on finit par penser au néo-réalisme qui apparaîtra, pas moins de quinze années plus tard.


 
 
Si Ozu amène le caractère social de son film avec autant de netteté et de relief (ce que le cinéaste développera dans ses films suivants, notamment Une Auberge à Tokyo), force est de constater que les productions de la Shôchiku de la même époque ne vont pas aussi loin dans leur appréhension de la société japonaise. Ozu, il est vrai, apparaît comme le maître incontesté du genre cinématographique dans lequel la société de production excellera jusqu’à la fin des années cinquante : le shômingeki. Contrairement au jidaigeki (films historiques à costumes) promu, entre autres, par les studios Nikkatsu, le style renvoie aux films axés sur la représentation du quotidien, traitant pour la plupart de relations familiales conflictuelles. Aussi, sur un tout autre plan, Yaé, notre petite voisine (Yasujirô Shimazu – 1934) aborde le genre sous son aspect comique, tandis que des films comme La Femme de la Brume (Heinosuke Gosho – 1936) et Courant Chaud (Kôzaburô Yoshimura – 1939), s’orientent vers une dramaturgie bien plus psychologique.

Comédie légère et sans prétention, Yaé, notre petite voisine évoque les petits tracas de deux familles voisines. Disposant vraisemblablement de maigres moyens, Shimazu situe son histoire dans un nombre limité de décors et se contente d’une intrigue minimale, composée pour l’essentiel d’une succession de situations cocasses et récréatives. Il faut attendre le dernier quart du long-métrage pour voir se profiler une véritable proposition dramatique – en l’occurrence, la disparition de la sœur de Yaé – qui, par ailleurs, permet au cinéaste de conclure son film sur une note allègre et réjouissante. Si la psychologie des personnages n’est qu’à peine esquissée, Yaé, notre petite voisine puise son originalité dans la fraîcheur du regard que le récit porte sur la société. Destiné à procurer une certaine joie de vivre, le film se détourne peut-être des véritables problèmes sociaux de l’époque, mais, s’immisçant directement dans la vie quotidienne de ses personnages (un peu comme une sitcom, bien avant l’heure), parvient à brosser un portrait vivant des préoccupations de tout un chacun.

Drames du quotidien

La Femme de la Brume pose des problèmes bien plus sérieux que Yaé, notre petite voisine et en cela parait bien plus réfléchi en matière de psychologie. L’histoire s’appuie sur un fait de société relativement ordinaire. Un étudiant couvé par sa mère veuve, rencontre par l’intermédiaire de son oncle une ancienne geisha avec qui il entretient une liaison. Embarrassé par la grossesse de cette dernière, le jeune homme hésite à se déshonorer auprès de sa mère et finit par se confier à son oncle. Couvrant le jeune homme, celui-ci se réclame de l’enfant et réussit dès lors à sauver les apparences.

S’ouvrant sur un faisceau de petites saynètes, la trame narrative se concentre au fil de la progression du récit sur les problèmes moraux provoqués par la relation entre les deux personnages principaux. Le cinéaste édulcore ainsi son film d’une multitude de faits et de détails tirés de la vie de tous les jours, et donne l’impression de tailler dans la masse des anecdotes le sens de son intrigue. Par là, Gosho confirme la spécificité du drame japonais pour laquelle la vivacité naturelle des formes employées prime sur la recherche de l’efficacité dramatique. Qu’il s’agisse du choix des décors ou de la direction des acteurs (notons au passage que les acteurs de la Shôchiku sont sous contrat et apparaissent régulièrement dans tous les films produits par les studios), tout concourt à projeter le récit sous une facture réaliste des plus affinées.

Obéissant aux mêmes principes que ceux du film de Gosho, Courant Chaud de Yoshimura explore les problèmes sentimentaux du personnel d’un hôpital. Le drame se veut, certes, moins percutant, mais l’analyse psychologique en ressort bien plus riche et abondante. N’ayant aucune confiance en son propre fils, le directeur d’un établissement hospitalier touché par la crise sent sa mort proche et préfère céder sa place à un jeune et talentueux étudiant à qui il demande, par la même occasion, de gérer les finances de la famille. Attisant toutes sortes de jalousies, le jeune homme se fait rapidement des ennemis au sein de l’hôpital et, grâce à la collaboration d’une infirmière amoureuse de lui, se met à déjouer les complots se nouant contre lui.

La dramaturgie de Courant Chaud repose sur un réseau d’intrigues amoureuses qui, à leur tour, renvoient à des questions de conflits hiérarchiques. Le film explique clairement que, dans la situation sociale à laquelle le Japon tend à accéder, toute disposition au sentiment ne constitue qu’un moyen efficace pour accéder au pouvoir. Tout au long du film, Yoshimura trace des lignes de forces antagonistes vis-à-vis desquelles les personnages viennent se définir : les riches s’opposent aux pauvres, les exploitants aux exploités, les hommes aux femmes, les individus volages aux personnages fidèles… À charge de la mise en scène de jalonner les signes moteurs du drame dans le fourmillement des détails exposés.

Le cas Ozu

Réalisé au début de la Guerre du Pacifique, Il était un père (Ozu – 1942) raconte l’histoire d’un instituteur se sentant obligé de quitter son poste pour avoir été impliqué dans un grave accident. Trouvant un nouvel emploi à Tokyo, le personnage, veuf, laisse son fils en pension et entreprend une vie en solitaire afin de subvenir aux besoins de son enfant. Éloignés l’un de l’autre pendant des années, le père et le fils se retrouvent pour passer quelques jours ensemble avant que le premier ne décède subitement.

La grande réussite du film d’Ozu vient du fait que la vie quotidienne des personnages soit traitée avec une étonnante simplicité. Dénué de tout conflit, le drame s’inscrit dans le fait même de l’existence des protagonistes : le père et le fils ne prennent part à aucun événement notable, mais se contentent tout bonnement de vivre – ce qui chez Ozu prend une ampleur considérable. Tourné vers la limpidité et l’harmonie, le cinéaste privilégie les choix de mise en scène les plus dépouillés, et donne à son film l’aspect d’une épure d’une époustouflante portée esthétique.

 
Là où Gosho et Yoshimura construisent leur film sur une profusion de détails, souvent encombrants, Ozu, lui, concentre la portée dramatique de son œuvre en un minimum de moyens expressifs. Tout en se resserrant sur les éléments essentiels au bon déroulement du drame, le cadre résolument fixe et déterminé ne manque pas de capter le mouvement général de la vie. Chaque plan d’Il était un père apporte un regard neuf et singulier sur l’identité des relations vécues par les deux personnages principaux. Contrairement aux deux précédents cinéastes, Ozu ne souligne aucun sentiment, ne précise aucune pensée, n’appuie aucune action. Son film attire car il s’efforce de ne pas affirmer.

Avec Il était un père, Ozu accède à un niveau de composition rarement atteint dans toute l’histoire de la Shôchiku. C’est à cette période, en effet, que le cinéaste commence à mettre en œuvre le style qui le caractérisera jusqu’à la fin de sa carrière. S’inspirant des comédies américaines à l’époque de ses premiers films, Ozu s’est peu à peu détourné des codes communément admis, pour s’approprier des techniques qui n’appartiennent qu’à lui. Ne parvenant pas toujours à ménager la part dramatique de leur film, Gosho et Yoshimura, de leur côté, ne paraissent pas venir à bout des modèles américains sur lesquels ils se fondent. C’est là, assurément, la limite de ces deux réalisateurs, somme toute très ingénieux.

Les films historiques

Se détourner des codes dramaturgiques établis pour se prêter aux formes d’un cinéma plus typiquement japonais, tel est le crédo de ces deux réalisateurs qui, spécialistes du genre et de passage dans les studios, ont tenté de lancer la Shôchiku sur la voie du jidaigeki.

Réalisé par l’auteur d’Une page folle (1926), le film muet le plus déconcertant du cinéma japonais, La vengeance d’un acteur (Teinosuke Kinugasa – 1935), malgré ses trop apparentes faiblesses et son attachement à un cinéma beaucoup plus commercial que les films précédemment cités, se justifie de formes singulières, quelque peu expérimentales.

Centré sur les agissements du héros, le film suit le cheminement conduisant le personnage à l’élimination systématique de tous les protagonistes responsables du malheur de sa famille. Loin d’être passionnant, ni même original, le sujet de La vengeance d’un acteur (repris 20 ans plus tard par Kon Ichikawa) sacrifie le drame qui le nourrit à l’autel de la pure action. Ne soulevant aucune approche psychologique digne d’intérêt, le film se contente d’accumuler les scènes de combat au nom d’un suspense totalement malmené.

Ce qui rend toutefois ce film attrayant, est la ténacité avec laquelle Kinugasa tente de définir les termes d’un genre cinématographique nouveau, dérivé du théâtre Kabuki. Étendant sur le plan du tissu filmique les enjeux scéniques traditionnellement employés dans le théâtre japonais, le long-métrage transforme le caractère littéraire dont le récit découle en surprenantes saillies visuelles basées sur de multiples procédés, tels que l’accéléré ou l’incrustation d’images. Issu d’un fonds culturel propre au Japon (à noter que la voix off, de par son insistance et son aptitude à résumer les séquences non représentés à l’écran, évoque le rôle que tenait le Benshi, commentateur des films muets), La vengeance d’un acteur s’affiche comme un précurseur du chanbara (film de sabre) qui, on le sait, influencera bien des films américains.

Tout autre est le projet de Kenji Mizoguchi lorsqu’il tourne les Contes des chrysanthèmes tardifs (1939). Homme de tous les grands studios de production – puisqu’il les aura tous fréquentés à la fin de sa carrière (Nikkatsu, Shôchiku, Toho, Daiei), le réalisateur poursuit sans relâche sa propre conception du septième art et semble élaborer au fil de ses œuvres une monumentale fresque cinématographique dans laquelle les Contes des chrysanthèmes tardifs occupe une place des plus remarquables.


 
Le fils d’un grand maître de Kabuki renie sa famille le jour où celle-ci lui interdit de fréquenter la femme dont il vient de tomber amoureux. Promettant de revenir parmi les siens à Tokyo dès que son talent sera à la hauteur de son héritage, le personnage fréquente les théâtres de province avant de devenir acteur de théâtre ambulant et de sombrer dans la misère. Ayant la possibilité de retourner dans sa ville natale, grâce au sacrifice de sa femme, l’homme finit par renouer avec la gloire, mais aussi par perdre l’être qui lui est le plus cher…

D’une fascinante puissance dramatique, les Contes des Chrysanthèmes tardifs affichent une exemplaire structure narrative qui lui permet d’agencer les éléments les plus pathétiques, sans pour autant verser dans le sentimentalisme primaire. Energiques, justes et mélodieux, les nombreux plans-séquences du film fléchissent le récit dans des directions inattendues et pourtant légitimes. Si les personnages semblent en prise avec leur propre destinée, le traitement de la mise en scène accentue le trait jusqu’à pourvoir au fatalisme le plus profond.

Privilégiant des plans d’ensemble privés de toute profondeur de champ, Mizoguchi saisit ses protagonistes dans des séries d’aplats qu’il relie les uns aux autres par un jeu de travelings latéraux. Sur le même principe que les emaki (dessins sur rouleaux que l’on déroule horizontalement par étapes successives), le film se déplie en moments forts et tragiques qui, rapportés à la contiguïté des espaces, soulignent l’irréversibilité du mouvement conduisant les personnages à l’inéluctable issue de leur destin.

De l’engrais pour les fleurs

Si Mizoguchi et Ozu ont su donner à la Shôchiku des œuvres sublimes, il convient de préciser – comme on oublie parfois de le faire quand on évoque leurs films – que leur style n’est pas survenu spontanément, mais constitue l’aboutissement d’un échange commun avec les cinéastes de la même génération. De même qu’il est important de disposer d’un engrais particulièrement fertile pour obtenir les plus belles fleurs, ceux-ci ont très largement contribué à pousser les deux grands maitres du cinéma japonais à devenir ce qu’ils sont. Aussi, c’est précisément cette tendance à l’échange et à la communication qui donne toute sa valeur artistique à l’âge d’or des studios Shôchiku, au regard de l’Histoire mondiale du cinéma.

Je tiens pour finir à préciser que les films traités dans cet article correspondent à ceux que j’ai eu la possibilité de voir. C’est pourquoi, je ne parle malheureusement pas de Cœur Enchaîné (Hiroshi Shimizu – 1937) qui aurait très certainement mérité une attention toute particulière…

A lire également sur Il était une fois le cinéma : Rétrospective Shôchiku : Autour de la Nouvelle Vague (1953 – 2003)


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