De Palma, lui, préfère potasser ses classiques, et broder une comédie musicale mélangeant trois grands classiques de la littérature fantastique : Le Portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890), Faust, et bien sûr Le Fantôme de l’opéra (Gaston Leroux, 1910). Phantom of the Paradise naît ainsi sur le papier, fable macabre et renversante contant l’histoire d’un compositeur maudit et horriblement défiguré, Winslow Leach, trahi par un producteur omnipotent et narcissique nommé Swan. La bataille entre l’artiste devenu un monstre portant cape et masque de prédateur, et l’homme de pouvoir corrompu et machiavélique, a pour enjeu une jeune femme à la voix pure et cristalline, un ange innocent au milieu du gué, judicieusement appelée Phoenix. Le talent de l’auteur-réalisateur réside dans sa conception d’une telle histoire, que l’on imaginerait bien contée sur scène dans un opéra rock à la Rocky Horror Picture Show (Richard O’Brien, 1973). Au contraire, De Palma préfère voir se télescoper une réalité totalement fantasmée (car soumise à un style visuel qui mélange montage staccato, cadrages insensés, grosses focales, fisheye en pagaille et split screens amoureusement concoctés) à des personnages totalement mythologiques, archétypes narratifs facilement identifiables et d’autant plus crédibles dans leur dimension musicale.
Tous les héros de cette histoire seront, d’une manière ou d’une autre, confrontés au pouvoir de la musique créée par Winslow. Complainte au piano (le thème Faust) qui, chantée par notre héros, capte l’attention du « Créateur » Swan (qui apparaît d’abord en vue subjective encadrant Winslow !), ballades déchirantes chantées par Phoenix (Old Souls, Special To Me), qui rendent fou l’amoureux transi qu’est le Phantom et odieusement jaloux son rival… Les ennemis du Phantom, ceux qui osent défigurer son œuvre pour la rendre plus commerciale (comme l’incroyable grande folle métalleux Beef), connaîtront, eux, un triste sort en jouant sur scène Upholstery ou Somebody Super Like You. La bande son bigarrée et haute en couleurs du film a une particularité : elle est signée, et en partie chantée, par l’un de ses acteurs principaux. Immense compositeur, peu connu en France mais rentré au Hall of Fame américain, Paul Williams a toutefois connu son heure de gloire de ce côté-ci de l’Atlantique en interprétant le blond petit diable Swan, à la toute-puissance d’autant plus grotesque et fascinante qu’il est loin d’avoir un physique de playboy. La qualité d’une comédie musicale passe souvent par celle de sa musique, et dans ce cadre, Phantom of the Paradise est sans doute l’opéra rock le plus incroyable qui ait atteint les salles obscures. Tout en parodiant gentiment les genres musicaux à la mode en cette première moitié des années 1970 (le glam rock façon Alice Cooper, la résurgence du rockabilly, la pop sucrée post-Beach Boys), Paul Williams a composé une douzaine de morceaux aussi éblouissants qu’importants pour la narration même. Après tout, cette musique est censée sortir de l’esprit de Winslow, et reflète donc, dans sa cotonneuse mélancolie, ses émotions, ses déchirements personnels, jusqu’à l’ultime chanson The Hell Of It , histoire d’une vie gâchée, d’un monstrueux nihilisme.
Alors bien sûr, les moyens de De Palma sont limités (même si judicieusement utilisés, notamment dans l’exploration attentive de son décor quasi-unique, le fameux Paradise), les costumes (signés, c’est l’anecdote qui tue, par Sissy Spacek, héroïne du film suivant du cinéaste, Carrie, 1976), aussi rococo que l’époque, et bien que soulignée par l’ampleur maniaque de la mise en scène, l’histoire adopte un ton volontiers cynique et inconséquent. Phantom of the Paradise n’est pas un film sérieux, mais l’interprétation habitée de ses deux « héros » et leur fin respective, aussi sanglante que théâtrale, lui donne une dimension de tragédie, dans le sens premier du terme. Ainsi que l’annonce la voix off sépulcrale qui ouvre le film (avec un fond noir orné d’un logo représentant un oiseau mort !), l’œuvre est d’abord un conte noir et assombri par l’ombre de la mort, de la peur de l’oubli et de la solitude. Pas très fun ? Sans doute, et c’est bien ce qui en fait une date unique en son genre : c’est un melting pot inclassable et toujours pas classé où l’étrange, le ridicule, le sublime, et l’incroyable se côtoient dans un ballet psychédélique étourdissant. Un chef-d’œuvre en équilibre sur un mince fil, que l’on pourrait bien appeler génie.