Quentin Dupieux, l’art et la matière

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A l´occasion de la sortie de « Rubber », retour sur le travail d´un cinéaste aux entreprises singulières.

Quentin Dupieux est tout d’abord une figure incontournable de la musique électronique en France depuis la fin des années 90, plus connu sous le pseudonyme de Mr. Oizo, qui connaît un succès international en 1999 avec le single Flat Beat. Egalement réalisateur de clips reconnus, notamment pour ses propres morceaux, il s’invente à l’image le personnage de Flat Eric, une marionnette jaune aux longs bras ballants, une maigre peluche a priori peu expressive, qui n’est pas loin de faire office de véritable alter ego au cinéaste et musicien. Utilisée de manière récurrente, elle contribue à fixer sur ce nom, dans l’imaginaire du spectateur, un rapport de la matière même, si l’on peut dire, vivante, en tous les cas animée, au mutisme, rendant parfaitement compte de l’insistance presque agaçante de sa musique, de ses rythmes répétitifs à l’excès et sans ampleur (« flat »). Elle contribue à installer quelque chose de profondément glacial dans la production de l’artiste, qui le déplace à la marge des canons industriels et les défigure, leur tord le cou. Une approche, une tonalité particulière que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui, là où Quentin Dupieux s’est trouvé comme naturellement mené dans la continuité de son travail en vidéo, c’est-à-dire au cinéma. A la réalisation tout d’abord d’un moyen-métrage (Nonfilm – 2001, non sorti en salles, diffusé à la télévision sur Arte), puis de deux longs (Steak – 2007 et donc Rubber – 2010), dont le dernier sort sur les écrans français cette semaine. L’occasion de revenir sur un parcours pour tenter d’y déterminer quelques constantes, des directions dans lesquelles le cinéaste nous semble œuvrer.

Non-lieux (1)

On notera, tout d’abord, une tendance du cinéaste à l’abstraction, dans le traitement des lieux de ses films, de toute référence directement identifiable par le spectateur, si ce n’est d’une manière à la fois vague et générale, et donc anonyme. Ils existent suivant une géographie arbitraire, par bribes, suivant des liens improbables. Ainsi des lieux du tournage de Nonfilm, désertiques, des pavillons et de la forêt de Steak, de la forêt, également, dans O malheur chez O’Malley (clip pour Sébastien Tellier – 2001), du désert, encore une fois, de Rubber. De là, notamment, un apparent goût pour l’hermétisme dans la forme qui peut agacer, car pas très en vogue aujourd’hui, mais également la mise en place d’une proximité avec la forme du conte, sans négliger pour autant une certaine densité dramatique. Insituables, les films se chargent d’une valeur de contre-espaces, d’espaces en-dehors des circulations habituelles, contribuant à la formation d’une voix particulière. Pas tellement des espaces clos, donc, puisque leur ambition est de nous la faire parvenir, depuis la limite où elle s’est installée.

Non-lieux (2)

Une seconde dimension qui semblant se dédoubler de la première, tout en se chargeant d’une signification différente, est ce qui nous semble être un goût prononcé du cinéaste pour les endroits déshérités, transitoires, a priori des « non-lieux » au sens où l’entend l’anthropologue Marc Augé, c’est-à-dire où la figure humaine disparaît dans l’anonymat. Cela se traduit à l’écran par une très grande importance accordée à l’entre-deux, aux routes, aux déplacements des personnages, donnés en tant que tels, jusqu’à l’absurde (comme avec ce personnage de Nonfilm à qui il a été signifié qu’il devait sortir de l’image, parce qu’on en a marre de le voir tout le temps, et que la caméra suit jusqu’à un point où il se retourne et interpelle, énervé, celui qui l’a éjecté : « Ca y est, je suis sorti de l’image ? »). Un retournement proposé alors par la caméra de Dupieux est de faire de ces non-lieux des lieux d’émergence pour la fiction, l’exemple le plus significatif étant à ce jour celui, dans Rubber, de la décharge, où nous est donné à voir l’éveil du pneu, puis ses premières expériences. On retrouve une idée proche dans Nightmare sandwiches (1997), réalisé pour Laurent Garnier, intégrant deux morceaux du musicien mis en clip et des scènes dialoguées dans un tout fictionnel cohérent d’environ quinze minutes, lorsque c’est de la cuvette des toilettes du bar où se tient l’essentiel de l’action qu’émerge, grâce à un trucage plutôt réussi, la platine qui va permettre à la musique d’exister.

Le rire froid 

Une ambition revendiquée du cinéaste est d’expérimenter la comédie. Dans Steak (2007), il fait tourner le duo d’humoristes Eric et Ramzy dans un scénario qu’il a lui-même écrit, après en avoir refusé un premier amené par eux. Le ton sera particulièrement différent des premières expériences cinématographiques des deux comédiens, travaillant un rire toujours proche du malaise, un rire froid qui naît des heurts dont sont victimes les personnages, et qui vient prendre forme dans des incongruités transmises avec justesse par le trio. Les bandages recouvrant successivement les visages d’Eric et Ramzy, faisant suite à des interventions chirurgicales sur leurs personnages, disent parfaitement la nature de ce rire, sa cruauté entre retenue et étirement à la limite de la crispation. La première séquence du film propose ainsi un enchaînement loufoque, qui inscrit dans une même continuité le petit drame d’un personnage qui n’aura d’autre existence pour nous que dans ce premier plan : l’envol de sa perruque alors qu’il est au volant d’une jeep et l’accident qui causera sa mort. C’est cet automatisme burlesque, presque bestial, qui sera également, via son personnage de pneu serial-killer, le moteur narratif de Rubber.

Les expressions des corps et de la matière

Steak, tout comme Rubber, est la démonstration d’une admiration et d’une volonté de se nourrir du talent des comédiens qu’il met en scène. Le langage des corps y occupe, dans cette perspective, une place prépondérante, poussé à l’excès, mais avec finesse. Cela passe, dans les deux films, par un travail conduit dans son rapport à la rigidité, notamment celle des masques et des uniformes, entreprise de figement des corps dans une enveloppe statique qui délivre inévitablement son retour de bâton, la défiguration, dont l’emprise s’exerce sur l’ensemble de l’œuvre. Dans Rubber, le personnage principal est un pneu qui prend vie et entreprend d’exercer son pouvoir destructeur sur toute autre forme rencontrée (par une sorte de pouvoir psychique, il les fait exploser – uniquement la tête pour les êtres humains). L’enjeu principal du film est alors de parvenir à lui conférer une existence réelle au regard du spectateur. Pari parfaitement tenu, et emblématique d’une volonté de ne pas se contenter d’une place assignée aux corps et objets, mais de faire sortir la matière de ses gonds. Sans doute la raison principale de la très grande vitalité de ses films, et de l’attachement que nous lui portons.


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