Platoon

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En crucifiant avec lyrisme les idéaux d´une génération sacrifiée, Oliver Stone leur redonne aussi son respect. Un film phare, qui a redonné à un cauchemar national des allures de quête humaniste.

La lapalissade la plus répandue concernant le 7e art, c’est qu’il s’agit avant tout d’une affaire d’images. On distingue généralement les grands films par leur profusion d’images anthologiques, évocatrices, éternelles. Un plan, un cadre, un mouvement sur l’écran qui imprime durablement la rétine, et à cet égard, la chute, sur ses genoux, du sergent Elias dans Platoon a, plus qu’aucune autre durant les années 80, marqué les esprits du monde entier. Les bras et les yeux au ciel, le « soldat » idéaliste de Platoon, fusillé dans son dos par l’ennemi Vietcong, a représenté par défaut tous les bidasses inexpérimentés et innocents qui périrent dans la jungle du Vietnâm, le bourbier le plus traumatisant qu’ait connu l’Amérique jusqu’à présent. Cette pose christique déglinguée, exacerbée, criait son nom à la face d’une nation qui traitait, dès 1973, ces « viet-vet » revenus de l’enfer avec mépris.

Plusieurs autres films avaient, bien avant Platoon, traité de cette réadaptation quasi impossible à la vie quotidienne, sous le regard méprisant d’une population hostile à cette boucherie (Le retour, Rambo, Les guerriers de l’enfer, pour ne citer qu’eux). Oliver Stone y consacrera aussi un film, Né un 4 juillet. Mais son oeuvre la plus viscérale, la plus autobiographique, restera bien sûr Platoon. Le scénario, Stone l’a couché sur le papier peu de temps après son retour du front : blessé moralement, physiquement, le soldat Stone veut transformer son passé en témoignage cinématographique. Il lui faudra attendre une dizaine d’années pour mener à bien son projet, après un apprentissage filmique où plusieurs coups d’éclat (La main du cauchemar, le scénario de Scarface, puis surtout Salvador, esquisse stylistique de son brulôt guerrier) lui donneront la confiance et la hargne nécessaire pour réussir cette épreuve.

La guerre au jour le jour

En 1985, pourtant, le cinéma a déjà largement évoqué via quelques chefs d’oeuvre le désastre militaire que fut la guerre du Vietnâm. Sur un mode fantasmagorique, Apocalypse Now en faisait déjà une expérience sans retour, tout comme Voyage au bout de l’enfer. Portés disparus, Retour vers l’enfer, Rambo II envisagent eux le sujet sous l’angle de l’action revancharde. Stone a toutefois des ambitions différentes : il veut décrire par le menu, sans vision politique du conflit, le quotidien d’un régiment durant la guerre, les guet-apens dans la jungle où des afro-américains de moins de 20 ans se vident de leurs tripes, les mines qui arrachent une jambe, les tentatives désespérées des officiers pour débusquer l’ennemi, en bombardant des villages à coup de napalm.

Dès l’ouverture, l’arrivée sur le tarmac des jeunes recrues venues remplacer les troufions déjà emballés dans les body bags, la caméra ne lâche pas son héros, Chris Taylor, incarné par Charlie Sheen. Jeune candide que l’on suppose orphelin (il n’écrit qu’à sa grand-mère), ce dernier est le narrateur plein de sagesse, en même temps que l’acteur principal des événements qui nous sont contés. Cinéaste obsédé par les différents visages que peuvent prendre la morale, Stone plonge son alter ego fictionnel dans un dilemne cornéllien : se fier à son instinct et succomber au charisme belliqueux du sergent Barnes (Tom Berenger, dans le rôle d’une vie), ou se conformer aux idéaux et à la relative bonté d’âme du sergent Elias (Willem Dafoe, en voie d’être réellement crucifié chez Scorsese). Deux figures paternelles opposées, comme les deux faces d’une même pièce. Très intelligemment, Stone articule son discours autour de ces deux figures moins archétypales qu’il n’y paraît : Elias, malgré ses postures rigoureuses, est ainsi très porté sur la prise de LSD et la prose absconse ; Barnes, malgré sa sauvagerie et son aspect inhumain, se révèle être un patriote qui a ouvert les yeux sur l’absurdité du conflit et a abandonné ses idéaux en cours de route. Elias comme Barnes sont au milieu du gué, les compromis et les bavures ont fait d’eux des officiers en perdition, qui poussent jusqu’à la rage, jusqu’au nihilisme, leur posture idéologique. Cet affrontement prend bien sûr tout son sens lorsque les soldats yankees investissent un village vietminh. Barnes torture, menace des enfants d’un pistolet, incite ses ouailles au viol et au saccage. Elias s’interpose, empêche le massacre, mais pas la mise à feu des habitations. Au coeur de la barbarie, le « bon » choisit le moindre mal. Il paiera toutefois cet acte de bravoure de sa vie, sacrifiée pour rien. Mort comme un autre, dans la boue insondable des rizières.

Marche funèbre

Afin de bien retranscrire les émois intérieurs du soldat Taylor, raconter sa chute progressive mais bien réelle dans la folie, contaminé par les excès du sergent Barnes, Stone déploie tout un arsenal stylistique, qui prend surtout sa force dans l’utilisation d’une musique lyrique et démonstrative à souhait. A l’ironique et paradoxale utilisation de Wagner dans Apocalypse Now, Platoon oppose et propose l’Adagio pour cordes de Barber, au début et à la fin du film. Intense, presque tire-larmes, la partition transforme la guerre intérieure de Taylor en tragédie universelle. De ses personnages, Platoon fait des symboles : innocence, veulerie, courage, lâcheté, compromission, sadisme, chacun tient son rôle plus ou moins brièvement. Stone recycle ses souvenirs et verse dans le pathos conscient, premier degré.

Multipliant les mouvements de caméra latéraux, les contrastes de lumières marqués entre deux scènes (qui fait basculer certains moments, comme une attaque surprise en pleine nuit, en vrai film d’horreur), les plans d’ensemble basés sur l’opposition frontale, le réalisateur fait une démonstration de savoir-faire et de maîtrise dans la conduite de son récit, le clôturant de manière presque mythologique, fantastique, lorsque Taylor quitte cette terre maudite pour reprendre l’hélicoptère, ce même moyen de transport qui l’avait d’abord déposé en terre inconnue. Dans son regard, quelque chose a changé. Il n’est pas dans un body bag, il est bien vivant et trouve la force de lever le poing au ciel. Mais les larmes, la poussière, les cernes sous ses yeux, trahissent les blessures irréparables qui en feront pour toujours un rescapé. Orphelin pétri de bonnes intentions, Chris Taylor a tout perdu en faisant son «tour of duty » au Vietnâm. L’Adagio retentit, comme s’il annonçait le tomber de rideau sur ce voyage aux tréfonds de la nature humaine, là où son Candide s’est à la fois trouvé et perdu. Sublimé et blessé, à la fois plus vivant que jamais, et mort à petit feu.

Pour l’opinion américaine, l’heure est venue, l’année de sa sortie triomphale, de panser les plaies, de reconsidérer les vétérans à l’aube de leur calvaire. En ce sens, Platoon fait office de vraie catharsis morale et politique, alors qu’il ne doit rien au vérisme documentaire d’un Schoendoerffer, mais plutôt aux films de Robert Aldrich et Samuel Fuller, l’emphase émotionnelle en plus. La route est ouverte pour une fictionalisation terre-à-terre du conflit, qui donnera à la télévision une série culte, L’enfer du devoir, et une pelletée de films exutoires nimbés du même sens de la tragédie, tels Hamburger Hill.

Titre original : Platoon

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Durée : 120 mn


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