Pique-nique à Hanging Rock, chef-d’œuvre flottant et dérangeant du réalisateur australien Peter Weir, contient ce qui est peut-être l’un de mes costumes préférés de l’histoire du cinéma. Mi-chaperon rouge, mi-vierge Marie, la tenue de départ d’Irma Leopold (Karen Robson) ne ressemble à rien de ce qu’elle portait auparavant, ni même à rien, en réalité, de ce qui que ce soit ou presque porte dans le film. Une cape pétante et envoutante, écarlate sans servitude, attire le regard de l’assemblée et est un contrepoint parfait à une robe bleue plus discrète et florale. Un petit parasol tenu avec élégance est plus ornemental qu’utilitaire : Irma porte déjà un chapeau à plumes, une parure, au demeurant, qui soulève les traits juvéniles de son visage et souligne l’incongruité de son sourire avenant et joueur. Quand elle apparaît vêtue de la sorte face à ses camarades, Irma a, en effet, été retrouvée il y a peu, sortie amnésique de sa semaine de disparition mystérieuse et mystique après le pique-nique éponyme. Les autorités n’ont pas encore pu pister les traces de ses deux amies et de l’enseignante McCraw, elles aussi volatilisées. Elles ne le feront jamais.
Innocente et pure, Irma l’était, habillée en blanc. C’est ce qu’exige l’uniforme de la pension pour filles qu’elle fréquente. Elle ne l’est désormais plus : Derrière ce costume – derrière l’entièreté de cette scène tardive –, se joue toute une parodie d’ascension à l’âge adulte, ici marquée par la perte et la souffrance, le traumatisme et son incompréhension. Puis, par l’oubli de ce traumatisme, comme s’il était trop puissant pour être appréhendé de face. Dans Pique-nique à Hanging Rock, la féminité des jeunes filles est, à l’image de leurs vestimentaires, soigneusement réglementée et constituée de couches. Ces collégiennes sont joyeuses, minutieuses, et méticuleuses, gouvernées par un ensemble d’instructions claires et soyeuses. Elles peuvent retirer leurs gants une fois arrivées à Hanging Rock – Pas sur le chemin, en ville, où on pourrait les voir. Et elles doivent conserver leurs fleurs dans des herbiers fermés par de charmants petits mécanismes. Dans Pique-nique à Hanging Rock, tout est surface élaborée, glaçage qu’on se plait à présenter. Tout est fait d’assemblages qui requièrent efforts et temps à mettre en place. Mais derrière ces codes, derrière ces grâces complexes et raffinées, sous ces gants blancs et ces nœuds brodés, se trouve une vacuité inquiétante. L’âge adulte – L’âge adulte féminin, soit la féminité des femmes, pas des filles – se voit ici analysée dans un portrait en dentelle, comme un précipice, une force invisible, quasi-surnaturelle et prédatrice. Une collégienne, Edith (Christine Schuler), hurle et pleure en ressentant cette force. L’âge adulte représente la dissolution de la communauté épanouie, l’apparition sombre de la méfiance. À toutes les compositions bien précises du film s’oppose l’aspect brut et intemporel du Hanging Rock. Et ces compositions, autant de petits bouquets de tissus ou de scénographie, peuvent cacher l’horreur, comme la planche corrective à laquelle est ligotée l’orpheline Sara (Margaret Nelson), dans cette même salle où Irma dit au revoir à ses camarades, ou le buisson dans lequel Sara chutera, un peu plus tard.
Les adieux d’Irma se termineront mal. Toutes épuisées et terrifiées, les autres pensionnaires se mettent à crier et à la supplier de leur dire où peuvent être les trois autres disparues. Tous les passages à l’âge adulte, dans l’ombre d’Hanging Rock, en réalité, se terminent mal. On peut se vêtir d’autant de couches qu’on veut, on peut suivre autant de règles qu’on souhaite, la maturité sombre et la nature du monde extérieur seront là pour nous rattraper. On peut prendre bien soin du moment où on retire et on remet ses gants – Cela n’empêchera pas le garçon riche Michael (Dominic Guard) de fantasmer sur le corps des futures disparues, d’imaginer leurs jambes, leurs fesses. Il y a, à travers tout le pensionnat au centre du film, une confusion entre filles et femmes, une sorte d’enfance prolongée (tentative vaine de protection), même pour les adultes qui y travaillent. Leur fête de la Saint-Valentin est chaste et candide (une fois de plus : Ornementale, ces personnages aiment l’esthétique de ce jour, pas le sens qu’il devrait avoir), les seules tensions amoureuses étant des errements à sens unique de la directrice Appleyard envers McCraw (elle admirait son « masculine intellect ») et de Sara envers Miranda, la meneuse du groupe envolé. Les vies de Sara et d’Appleyard sont marquées par le contrôle : Son absence, ou le désir de s’en emparer. Une enfant chez qui on fait entrer au forceps les codes adultes. Elle reste incapable de s’y plier. Une vieille fille qui surjoue l’adulte, tentant de se vêtir de ces codes comme d’une armure. Ils ne la sauveront pas. Il m’apparaît que la direction artistique de David Copping et, surtout, la gestion des costumes de Judy Dorsman sont de véritables clés pour comprendre cette thématique. Analyser Pique-nique à Hanging Rock, c’est analyser ses costumes : Qu’ils soient visibles (l’accoutrement funéraire d’Appleyard), transparents (Russell Boyd, le directeur de la photographie, a filmé des scènes à travers un voile nuptial, pour tamiser la lumière impressioniste), ou dans un espace flou entre les deux (un plan où Irma, en convalescence, est cadrée à travers un voile).
Pour les amateurs les plus appliqués de cinéma atypique, un exercice s’impose. Regarder une première fois le film dans sa version cinéma, après avoir visionné sur le Blu-Ray la présentation de Bernard Bories. C’est, après tout, dans cette version que Bories a découvert le film en 77, et c’est elle qui lui a donné la « boulimie » de cinéma Australien qui le mènera à créer son festival des Antipodes. C’est vrai que Pique-nique occupe une place importante dans le cinéma de ce pays. On en ressent encore les effets à ce jour : Cette année, à Cannes, les festivaliers ont pu regarder The New Boy, beaucoup plus solaire, et qui troque les rituels huppés de la micro-communauté féminine contre les rituels chrétiens de la micro-communauté de garçons orphelins dirigée par Cate Blanchett. Puis, il peut être pertinent de regarder une seconde fois le film dans sa director’s cut, après avoir visionné la présentation de Mati Diop, également sur le Blu-Ray. Cette expérience devrait donner au spectateur une porte d’entrée vers le cinéma de Diop, autrice qui, elle aussi, traite des « revenants » dans leur dimension la plus littérale. C’est-à-dire, qui parle d’êtres qui peuvent « partir » et « revenir » dans le sens géographique du terme. Les enfers comme formation géologique.