En 2006, le clonage humain est un sujet d’actualité, les technologies de l’information et des communications ont envahi la vie moderne et l’homme est assujetti aux machines qu’il crée. Voilà le monde moderne, celui dans lequel nous vivons actuellement et qui a fait l’objet de spéculations tant en littérature qu’au cinéma. Jules Verne, H. G. Wells, William Gibson, George Méliès, Stanley Kubrick et Ridley Scott ne sont que quelques auteurs de ces visions futuristes que l’on regroupe sous l’étiquette « science-fiction ». Malgré le très grand nombre d’œuvres produites dans le genre, très peu d’entre elles survivent à l’épreuve du temps. Le voyage lunaire qu’a proposé Méliès au début du siècle dernier constitue aujourd’hui une image comique de scientifiques loufoques découvrant, sur une surface lunaire ayant une atmosphère et une gravité identiques à celles de la Terre, des êtres bizarres.
La naïveté de ce film en fait aussi son charme mais il s’agit là d’une exception. Le cinéma de science-fiction est trop souvent critiqué pour son manque de justesse dans l’extrapolation ; mais il y a des films qui demeurent encore aujourd’hui, sous certains aspects, des anticipations importantes et souvent très justes : The Day The Earth Stood Still (1951) de Robert Wise, 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick et Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Mais l’ensemble du cinéma de science-fiction et les thèmes qui lui sont si chers, en particulier la déshumanisation engendrée par la technologie, la création de la vie artificielle et la peur de l’inconnu, n’ont jamais été mieux développés que dans l’œuvre du réalisateur allemand Fritz Lang, Metropolis. Étrangement, ce film si important a été largement oublié par la communauté cinéphile, mais un retour rapide sur cette dernière grande production de l’ère muette permettra de bien comprendre toute son l’influence sur l’histoire du cinéma. Il est grand temps de revisiter Metropolis !
Adapté du roman Metropolis de Thea von Harbou, le film raconte l’histoire de Freder, le fils du maître de Metropolis, Joh Fredersen, qui connaît une existence idyllique jusqu’au jour où il aperçoit une jeune femme venue de la cité ouvrière. Elle se nomme Maria et Freder, cherchant à la retrouver, découvre que son père lui cache une dure vérité : les quelques élus de Metropolis vivent dans la richesse absolue, mais la masse ouvrière est esclave des machines qui donnent la vie à la grande métropole. Maria promet aux ouvriers qu’un médiateur viendra bientôt les délivrer de leur souffrance. Joh Fredersen sait qu’une révolte se prépare et demande à Rotwang l’inventeur de créer un double de la jeune Maria qu’il pourra manipuler à sa guise, mais il perd le contrôle du robot et les machines sont détruites par les ouvriers.
Cette catastrophe provoque un déluge qui inonde la cité ouvrière où vivent les enfants des ouvriers ; mais Freder et Maria les sauvent avant de regagner la surface et témoigner de la destruction du robot. Metropolis est en ruine mais Freder devient la médiateur entre son père et la masse ouvrière qui, ensemble, rebâtiront la grande cité. Ce résumé donne les grandes lignes de l’intrigue du film de Lang, mais la richesse de l’œuvre se trouve d’abord dans l’esthétique expressionniste du film, et ensuite dans les thèmes abordés dans le récit. Plusieurs très bons livres ont exploré les origines et l’historique très complexe du film mais son influence demeure encore aujourd’hui largement inexplorée.
Il est important de bien cerner le contexte socio-économique de production de Metropolis afin de pleinement comprendre les enjeux politiques et artistiques de l’œuvre de Fritz Lang. La genèse de ce projet se situe lors d’un voyage d’affaires que Lang entreprit avec le producteur Erich Pommer aux Etats-Unis, en 1924. A bord du S.S. Deutschland, Lang raconta à plus d’une reprise que la vue que lui offrait le port de New-York la nuit fut l’inspiration première pour Metropolis. Mais ce voyage influença son film d’une toute autre manière. Ayant visité les studios à Hollywood, Pommer, au nom du studio dominant de l’Allemagne (Ufa), entame une série de négociations destinées à permettre une distribution de films allemands en territoire américain. Pour ce faire, les films allemands doivent rivaliser ceux des Américains en matière de qualité technique, et Metropolis devient le film porteur de tous les espoirs du studio.
Lang profita donc d’une totale liberté dans la production de son film grandiose (qui coûta plus de cinq millions de marks, une somme astronomique en 1927). Le film ne fut pas un succès immédiat en Allemagne et devint de surcroît rapidement désuet aux Etats-Unis où le son synchrone au cinéma devint la nouvelle mode cette même année. Pommer fut congédié suite à cette affaire et le studio ne remonta jamais complètement la pente : « Metropolis, le "plus grand film de l’histoire" qui allait battre les Américains à leur propre jeu, fut un désastre pour Ufa. » (Kreimeier, Klaus, The UFA Story, Hill and Wang, New-York, 1996, p.157.)
Historiquement, Metropolis appartient à l’époque expressionniste du cinéma allemand. Les plus grandes qualités visuelles du film sont le fruit de cette circonstance unique dans laquelle se trouva l’Allemagne des années vingt. Parmi les films célèbres de cette époque, on peut citer Le Cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene et Nosferatu (1922) de F. W. Murnau. Porteurs des angoisses collectives d’une Allemagne défaite durant la première Grande Guerre, les films expressionnistes se démarquent par l’utilisation de décors artificiels et de cadrages obliques, de personnages monstrueux et d’éclairages dramatiques, mettant en valeur des scénarios où le destin, la folie et la mort ont une place prédominante. Metropolis a été produit à une époque où l’esthétique expressionniste commençait déjà à laisser place à une présentation plus réaliste au cinéma, mais les traces de l’influence expressionniste sur le film de Lang sont clairement visibles dans plusieurs séquences.
La symétrie géographique avec laquelle Lang compose ses foules, l’utilisation de nombreux schèmes d’éclairages dynamiques (la poursuite de Maria par Rotwang dans les catacombes par exemple) et les décors gigantesques qui écrasent les ouvriers de la grande cité sont autant d’indices qui permettent de déceler une influence expressionniste importante chez Lang. Metropolis est donc à la fois une œuvre qui appartient pleinement à son époque tout en étant le film qui devait permettre une nouvelle ère de prospérité pour son studio ; mais son influence dépasse très largement son contexte de production.
L’ouverture de Metropolis figure parmi les scènes les plus célèbres de la science-fiction. Suite à quelques images figuratives de la technologie de l’industrialisation, Lang présente la relève des ouvriers qui se meuvent machinalement vers les ascenseurs gigantesques qui les attendent. A l’opposé de cette image cauchemardesque, Freder se gambade dans les Jardins Éternels, entourés de jeunes et belles filles. Mais suite à la visite de Maria, il découvre les salles des machines et témoigne de la déshumanisation totale des ouvriers qui travaillent sans répit dans les bas-fonds de Metropolis. Telle que mise en scène par Lang, la technologie est une force négative, un objet qui réduit l’humanité à l’esclavage. Cette position est diamétralement opposée à celle qu’adoptèrent les artistes futuristes italiens et russes à la même époque; il n’y a qu’à penser au film L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov pour en être convaincu. Dans son film, Vertov fait l’éloge de la technologie et de la vie moderne à l’aide de nombreux plans de machines, d’usines, de trains et d’automobiles. La relation entre l’humanité et sa technologie est rapidement devenue le thème central du cinéma de science-fiction et les images de Metropolis ont été réinterprétées de génération en génération.
Bien qu’il s’agisse d’un film burlesque, Modern Times (1936) de Charlie Chaplin s’inspire directement de la séquence où Freder découvre les machines, lorsque Charlot travaille dans une usine au début du film. Tout comme les ouvriers dans Metropolis, la fonction de son travail n’est pas clairement définie et il ne fait que répéter sans cesse le même geste : visser les boulons qui défilent à la chaîne devant lui. Le geste devient tellement répétitif qu’il ne peut s’arrêter, même pendant les pauses. Il devient en quelque sorte une machine. Ce n’est que quelques instants plus tard que le malheureux Charlot se retrouvera littéralement aspiré par la machine, comme c’est le cas lorsque Freder hallucine une machine géante qui dévore les ouvriers (une idée reprise avec brio dans le film Pink Floyd : The Wall (1982) d’Alan Parker lorsque les écoliers passent dans une immense machine à broyer la viande).
La déshumanisation qu’entraîne la technologie est reprise par George Lucas dans THX 1138 (1971), un film qui partage plus d’un point avec celui de Lang. Le film de Lucas présente une société souterraine où les ouvriers, tous vêtus de manière identique, sont identifiés par un chiffre; c’est aussi le cas dans Metropolis (un ouvrier que Freder aide dans le film se nomme Georgi mais est identifié par le chiffre 11811). Cette société surveillée par des robots est le fruit de la programmation informatique à la manière d’Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard. L’univers aseptisé créé par Lucas, où même les confessionnaux sont automatisés, réduit l’humanité à un esclave de la technologie.
Venant de Lucas, le parrain du cinéma numérique, cette critique est quelque peu paradoxale, mais prouve que l’influence de Metropolis est indéniable ; même C-3PO, le robot humanoïde de Star Wars (1977) doit son origine au film de Lang.
Finalement, la dernière œuvre importante de science-fiction du siècle dernier, The Matrix des frères Wachowski (1999), interprète à nouveau ce thème pour un public moderne, celui qui connaît la cybernétique, la virtualité et la génétique. Néo, le Freder moderne, se fait expliquer le monde véritable par Morphée : les êtres humains sont des esclaves qui s’ignorent, sources de vie pour les machines qu’ils ont créées mais totalement inconscients de leur existence réelle. La société d’aujourd’hui est polluée d’outils électroniques, informatiques et cellulaires; des outils sans lesquels les villes dans lesquelles nous vivons cesseraient tout simplement de fonctionner. Nous vivons déjà dans Metropolis sans le savoir !
Le deuxième thème central à l’œuvre de Lang est la robotique et l’intelligence artificielle, représentées par le robot à l’allure féminine qui se nomme Futura dans le roman de Thea von Harbou et que le musicien américain Giorgio Moroder transforma en vedette lors du lancement de sa version restaurée de Metropolis en 1982. La scène de la création de la fausse Maria est de toute évidence une adaptation du mythe du monstre de Frankenstein, une idée qui est encore aujourd’hui au cœur de la science-fiction. Il est important de reconnaître l’impact de la mise en scène de cette séquence de Metropolis sur le cinéma de science-fiction et d’épouvante, dans la mesure où ni le roman de Mary Shelley ni celui de von Harbou ne décrivait la scène que Lang mit en images en 1927, plusieurs années avant le célèbre Frankenstein (1931) de James Whale.
Metropolis illustre à deux reprises les graves conséquences encourues par l’homme lorsque celui-ci joue le rôle de Dieu : l’histoire de la tour de Babel est racontée dans une mise en abîme narrative du film qui est à mettre en parallèle avec la destruction éventuelle de Metropolis elle-même, conséquence directe de l’influence de Futura, le robot créé par Rotwang. En fait, Futura est l’ancêtre cinématographique de toute une gamme de personnages artificiels : HAL 9000 du film 2001 : A Space Odyssey se convainc de sa propre supériorité et tente de tuer les astronautes de son vaisseau afin d’assurer sa survie, les personnages cybernétiques des films Terminator (Cameron, 1984-1991) cherchent à éliminer les humains responsables de la révolte future de l’humanité sur les machines et Ash, le robot intégré à l’équipage du vaisseau Nostromo dans le film Alien (1979), tente lui aussi de tuer les membres de son équipage afin de conserver un spécimen de la créature extra-terrestre.
Pourtant, une caractéristique importante de Futura la différencie de ces derniers : il s’agit d’une femme artificielle. Ce faisant, Futura se rapproche encore plus de la fiancée du monstre de Frankenstein et devient donc porteuse des désirs refoulés de l’homme non seulement de créer la vie mais aussi de contrôler le sexe opposé. Objet de fantasme masculin auquel s’ajoute une touche de nécrophilie et, paradoxalement, de misogynie, Futura est créée dans le film Metropolis par Rotwang, le mage de la cité, afin de faire revivre sa bien-aimée défunte. En fait, Rotwang veut cloner mécaniquement cette femme. En ce sens, Futura est aussi l’ancêtre de l’ensemble des créatures de rêves artificielles du cinéma de science-fiction incluant la panoplie de femmes cybernétiques qui hantent les pages de mangas japonais, Motoko Kusanagi de Ghost In The Shell (1995) par exemple, Leloo du film de Luc Besson The Fifth Element (1997), les mechas de A.I. Artificial Intelligence (Spielberg, 2001) et Lara Croft, l’héroïne virtuelle de la série de jeux Tomb Raider pour ne nommer que celles-là.
Parmi tous ces films, Blade Runner demeure l’œuvre clef dans l’évolution de ce thème au cinéma, un film où même l’humanité du héros, Deckard (Harrison Ford), est une question d’interprétation. Le film de Scott renvoie aussi à Metropolis à plus d’un niveau et les réplicants (nom donné par Scott aux androïdes de son film) deviennent le symbole ultime du danger de la technologie errante. Tout comme Fredersen dans Metropolis, Tyrell est la figure dominante de l’univers présenté dans Blade Runner, à la fois le symbole du père castrateur et du démiurge qui vit en hauteur, isolé de la masse sur laquelle il exerce un pouvoir absolu. En fait, Blade Runner est une reprise des thèmes principaux de Metropolis, auxquels Ridley Scott ajoute une esthétique mariant le polar américain au futurisme, un univers techno-noir qui influença largement le cinéma de science-fiction des vingt dernières années : Dark City (1998) d’Alex Proyas en est l’exemple le plus récent.
Le personnage du robot Futura dans Metropolis est la figure centrale qui représente simultanément les trois grands thèmes du film de science-fiction. A la déshumanisation de la technologie et l’intelligence artificielle vient s’ajouter la technophobie (ou est-ce technofolie ?) humaine, autrement dit, la peur de l’inconnu. Il s’agit encore une fois d’un thème qui se voit modifié constamment selon l’époque. La peur de l’Étranger est abondamment illustrée dans les films américains des années 50 : Invaders From Mars (1953) de William Cameron Menzies et War Of The Worlds (1953) de Byron Haskin. Le roman de H. G. Wells devint encore plus célèbre lorsque le jeune Orson Welles en fit une adaptation radiophonique diffusée le 30 octobre 1938, et qui causa une panique généralisée chez le public américain qui croyait véritablement à une invasion extra-terrestre.
Il s’agit ici de l’hystérie anti-communiste américaine qui connut son apogée avec l’enquête du sénateur Mcarthy, aussi dans les années cinquante. La peur de l’Étranger laissa place au nucléaire dans la série japonaise Godzilla dès 1954, conséquence immédiate de la destruction d’Hiroshima et Nagasaki en 1945. Stanley Kubrick satirisa avec brio le sujet dans son film Doctor Strangelove Or How I Learned To Stop Worrying And Love The Bomb (1964). Aujourd’hui, le clonage et la domination informatique donnent lieu à de nombreuses œuvres intéressantes allant du Jurassic Park (1993) de Steven Spielberg jusqu’à Gattaca (1997) d’Andrew Nicoll. D’une certaine façon, tout le cinéma de science-fiction touche à ce thème, réinterprété et adapté au spectateur auquel le film s’adresse, mais Metropolis demeure le premier film à explorer de manière convaincante les phobies liées à la science et à la découverte de l’inconnu.
"I am your robot and I’m programmed to love youMy serial number is 44357I am your robot, I am your robotI am your robot man."Lyrics by Bernie Taupin for Elton John.
Metropolis est donc la pierre angulaire du cinéma de science-fiction dans l’élaboration des thèmes récurrents du genre ; mais le film témoigne aussi d’une vision extraordinaire en ce qui a trait au futur. Une séquence remarquable de Metropolis illustre la destruction des machines par les ouvriers, menés par Futura, et entraînant une inondation massive de leur propre village. Compte tenu du fait que nous sommes en Allemagne, en 1927, il y a dans la mise en scène de ces moments un présage extraordinaire des horreurs à venir avec le régime nazi. Leni Riefenstahl, la réalisatrice du film de propagande Le Triomphe de la volonté (1934), présente dans son œuvre une panoplie d’images de soldats nazis qui ne sont pas sans rappeler celles des ouvriers de Metropolis. Il ne s’agit pas là de la seule extrapolation intéressante du film de Lang.
Joh Fredersen communique avec son chef ouvrier via un téléphone à écran à une époque bien avant l’existence de téléviseurs. Chaplin a d’ailleurs repris cette idée dans Modern Times lorsque le chef de l’usine, à la manière du Big Brother de George Orwell, voit tout ce qui se passe dans son industrie. Bien que le ciel urbain ne soit pas truffé de véhicules volants, le déplacement aérien est chose courante, et bien des industries internationales ressemblent aux salles des machines telles que présentées dans Metropolis.
Bref, ce qui était une vision cauchemardesque en 1927 est une réalité pour plusieurs en 2006 et malgré son âge, le film développe une problématique qui est encore d’actualité aujourd’hui. L’écart toujours grandissant qui sépare les classes sociales du monde entier est la seule preuve nécessaire à rendre une fois pour toute le crédit que Fritz Lang, Thea von Harbou et leur film méritent. C’est peut-être pourquoi le réalisateur lui-même, dans un célèbre entretien publié dans les Cahiers du cinéma en 1959, renia la conclusion optimiste du film dans laquelle une médiation sociale s’entame : « Je n’aime pas Metropolis. C’est faux, la conclusion est fausse, je ne l’acceptais déjà pas quand je réalisais le film. » (Domarchi, Jean et Jacques Rivette, "Entretien avec Fritz Lang" dans Les Cahiers du cinéma, Paris, N°99, septembre 1959). Quoi qu’en dise Fritz Lang, Metropolis est une œuvre majeure du cinéma de science-fiction qui contient, dès 1927 rappelons-le, l’ensemble des thèmes clefs du genre. Très peu de films auront une si grande influence sur l’histoire du cinéma.