Livre « Veit  » de Thomas Harlan

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Dis Papa, pourquoi t´as fait des films avec les Nazis ?

Du cinéma allemand sous le IIIe Reich, on n’évoque quasi exclusivement que Leni Riefenstahl, symbole majeur de la propagande nazie, mais aussi arbre qui cache la forêt des réalisateurs missionnés de manière plus ou moins directe par le Führer et son ministre de la Propagande Joseph Goebbels. Figure controversée, Veit Harlan (1899-1964), metteur en scène de théâtre puis de cinéma, réalisa plusieurs films sous la houlette du ministère parmi lesquels Kolberg (1945) et Le Juif Süss (1940) pour lequel, accompagné de Goebbels, il fit le déplacement à la Mostra de Venise – et y reçut le Lion d’or. Connu comme l’un des films les plus antisémites de l’époque, il obtint un important succès en salles (20 millions de spectateurs en Europe) et Himmler le fit montrer à tous les SS au cours de l’hiver 1940. Plusieurs fois acquitté lors des procès – dont un pour « crime contre l’humanité » – dans le cadre de la procédure de dénazification après-guerre, Harlan fut classé dans la catégorie « unbelastet » (pas de charges retenues). Lui-même dans ses mémoires, Le cinéma allemand selon Goebbels (publication posthume en 1966), s’est toujours défendu d’une quelconque proximité avec le nazisme, rappelant le contrôle de Goebbels sur le montage. Publiée de manière posthume en 2011, Veit est une lettre de Thomas Harlan (1929-2010), le témoignage émouvant d’un fils qui vit dans l’ombre du passé trouble de son père.

 

Le texte est dense, riche en informations (il faut saluer le travail de notes, venant recontextualiser personnes et évènements). C’est une partie de l’histoire de l’Allemagne nazie qui s’écoule sous la plume d’Harlan. Plus que simplement se souvenir, le fils croise les faits, les dates et les rencontres afin de mettre en évidence la culpabilité du père. Adresse directe, Veit oscille entre enquête de reconstitution et évocation de conversations déjà eues, inutiles et sans effets, avec le père qui nia toute sa vie une quelconque implication de son travail dans le génocide juif mais cherche à faire disparaître les copies du Juif Süss (1) et continue à fréquenter d’anciens dignitaires nazis après la guerre. Plus que la mise en évidence des preuves, c’est par le récit des rapports avec le pouvoir et la description des films et de leur naissance que marque le livre.

Le Juif Süss est initié dès la fin 1938 à la demande de Goebbels, qui souhaitait développer plusieurs projets servant la propagande nazie. Adapté du roman éponyme (1925) de Lion Feuchtwanger, il narre l’ascension au XVIIe siècle de Süss Oppenheimer, qui s’infiltre à la cour du duc de Wurtemberg, lequel en échange de son aide financière lui délègue des responsabilités croissantes quant à la gestion du duché. Le portrait des Juifs est double dans le film, mais évidemment pétri de clichés dans les deux cas. Incarné par Ferdinand Marian qui avait d’abord refusé le rôle (2), Süss est décrit comme intelligent, ambitieux, fourbe, manipulateur et dépravé (cachez vos femmes et vos filles !). À l’inverse, le film fait du peuple juif une masse crasseuse et menaçante (cachez de nouveau vos femmes et vos filles !) toute prête à s’abattre sur l’Allemagne. Werner Krauss, le docteur du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) incarne, à sa demande, six rôles. Harlan commentait à l’époque : « Krauss interprètera le rabbi Loew, il sera aussi le secrétaire malhonnête, Lévy, et il apparaîtra encore brièvement dans d’autres petits rôles. […] Elle [cette distribution] tend à montrer que ces différents tempéraments et personnalités, pieux patriarche, escroc rusé, commerçant qui traficote, sont en fait tous issus d’une seule et même souche. […] Le Juif Süss, quant à lui, élégant conseiller financier à la cour, fin politicien, est à l’opposé de ce judaïsme primitif, il représente, en résumé, le Juif camouflé » (3). Le bref texte de Sieglinde Geisel (À propos du Juif Süss) vient en fin d’ouvrage remettre en perspective le film dans l’histoire allemande.

 

« Si tu n’assumes pas ta responsabilité, je m’en chargerai, je la porterai à ta place, même si tu ne veux pas, même si tu résistes. »

Veit, c’est aussi le récit d’un fils qui a consacré une partie de sa vie à enquêter afin de confondre certains criminels nazis, nombre d’entre eux occupant des postes clés dans l’Allemagne d’après-guerre. Les recherches qu’il entreprit en Pologne sur les camps de Sobibor, Bełżec et Treblinka révélant des milliers de documents sur les criminels nazis furent interrompues, Thomas Harlan fut interdit de séjour dans le pays puis contraint de quitter l’Allemagne en 1964. Prouver la faute des autres pour excuser celle du père ? Veit est un cri du cœur, une offrande d’un fils partagé entre amour paternel et honte.

N. B. : Une autre ombre plane sur le texte. Si Veit et Thomas Harlan ne sont pas nécessairement connus des cinéphiles, le nom de Harlan est lui bien plus évocateur. Jan Harlan est l’assistant de Kubrick durant le tournage des Sentiers de la gloire (1957). Christiane Susanne Harlan, sa sœur, interprète la chanteuse de la scène finale et épouse le réalisateur l’année suivante. À partir de 1975, Jan Harlan est le producteur de la majorité des films du cinéaste à qui il consacre un documentaire en 2010 : Kubrick : A Life in Pictures. Christiane et Jan Harlan sont les neveux de Veit Harlan. Kubrick pensait à un film sur la genèse du Juif Süss, mais abandonna le projet faute de sources documentaires.


Veit. D’un fils à son père dans l’ombre du Juif Süss de Thomas Harlan, Éditions Capricci, 156 pages – Disponible depuis le 5 septembre 2013.

(1) Il croit en avoir brûlé le dernier négatif en présence de Thomas en 1954, mais le film circule à nouveau après-guerre et est toujours vivement apprécié dans les cercles antisémites. Il a récemment été édité en DVD, tandis que les rares projections suscitent encore aujourd’hui le débat.
(2) Il n’accepta manifestement le rôle que sous la contrainte et se verra interdit de jouer après-guerre à cause du film.
(3) Veit Harlan dans la revue Der Film (20 janvier 1940).


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