Las des tournages à rebondissements, fatigué par les rapports conflictuels avec ses producteurs de la Toho, Akira Kurosawa créé en 1960 sa propre maison de production et finance son premier film noir, Les Salauds dorment en Paix, polar sombre et pessimiste sur la corruption dans le milieu des affaires, construit sous la forme d’une dénonciation de mécanismes assimilés aux procédés mafieux. Un monde sans valeurs morales, corrompu par l’argent, dans lequel la vie est presque monétisée.
Précision d’importance, Les Salauds dorment en paix est une fresque longue de près de 3 heures sur le système bureaucratique et les instances qui gèrent et prennent les grandes décisions. L’occasion d’une dénonciation sombre, dénuée d’espoir mais passionnante, et rendant le film très actuel. C’est tout le pessimisme de Kurosawa, récurrent dans ses œuvres dramatiques, qui prend ici son ampleur.
Après Le Château de l’Araignée, adaptation de Macbeth, le film s’inspire, une nouvelle fois assez librement, d’une œuvre de William Shakespeare, Hamlet. Le travail sur le scénario aura d’ailleurs donné beaucoup de fil à retordre aux cinq scénaristes appelés par Kurosawa : près de 90 jours d’écriture, et de multiples versions avant d’en arriver à celle qui constituera l’essence des Salauds dorment en Paix.
Le film s’ouvre par une majestueuse cérémonie de mariage, tour de force visuel appuyé par des mouvements d’une précision rare. Les principaux personnages nous sont très vite présentés, prémisse indispensable à l’immersion dans le monde pourri qui se présente à nous. L’intrigue fait clairement appel aux ressorts de la vengeance. Nishi, interprété par un Toshirô Mifune tout en nuances, échafaude un plan pour venger la mémoire de son père, assassiné pour d’obscures raisons par son actuel employeur, qui se trouve également être son beau-père. Kurosawa critique alors de manière acerbe et un peu désespérée un monde chaotique, vicié par l’égocentrisme, où toute relation désintéressée est vouée à mourir. Mensonges, trahisons, corruption, manipulation, autant de rouages qui entrent en branle et agissent comme des rouleaux compresseurs et enclenchent un cercle pernicieux et mortel.
Comme dans la plupart de ses films noirs, L’Ange ivre, Chien enragé ou encore Entre le Ciel et l’Enfer, Kurosawa insiste sur les faiblesses humaines, en particulier la tendance prononcée de l’homme à l’autodestruction par le meurtre. On sent un cinéaste fataliste et presque désemparé s’exprimer à travers ce héros manipulé, désenchanté et lancé désespérément dans une sourde quête de vengeance. Critique sociale qui se mue en cruelle désillusion.
Le cinéaste filme de façon grandiose les mécanismes vicieux qui se mettent à l’œuvre. Mise en scène sobre, propre, implacable ; noir et blanc à glacer le sang ; jeux d’ombres et de formes expressionnistes ; cadrage précis et virtuose, mouvements rares mais dynamiques. Ambiance belle et sombre, façonnée par tous les éléments caractéristiques du polar « crépusculaire ». D’indéniables qualités formelles, donc, au service d’un film qui ne se contente pas d’être beau. Un récit sombre et noir, dénonciation virulente et acerbe d’une société nipponne entrée en pleine décadence, et caractérisée par un souci de réalisme par rapport au contexte de l’époque, mais aussi et avant tout par une vision personnelle de l’humanité.
Les Salauds dorment en Paix, un film dont le titre résume le message. L’homme mauvais dort paisiblement, dans les bas-fonds d’une société qu’il a incontestablement foutue en l’air…