Le Traître

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Une fresque passionnée et fascinante sur la mafia italienne.

Au début des années 80, la guerre entre parrains de la mafia sicilienne fait rage. Tommaso Buscetta, soldat de la Cosa Nostra, fuit son pays pour se cacher au Brésil. Pendant ce temps, en Italie, les règlements de comptes s’enchaînent et les proches de Buscetta se font assassiner les uns après les autres. Arrêté par la police brésilienne puis extradé, Buscetta prend une décision qui va changer l’histoire de la mafia : rencontrer le juge Falcone et trahir le serment fait à la Cosa Nostra.

Le Traître n’est pas une énième production italienne dédiée à la mafia. Marco Bellocchio s’est assuré les talents du charismatique Pierfrancesco Favino, déjà à l’oeuvre dans un film de gangstérisme dans Romanzo Criminale (2005) ou encore Suburra (2015). Il incarne Buscetta, figure centrale du Traître qui se vit comme un homme d’honneur. Belocchio ne se contente pas de raconter une histoire aux fondements historiques. Son film n’est pas un documentaire, c’est une arme. Sa cible : le mythe qui masque le vrai visage de cette organisation criminelle par essence.

Tout commence avec la famille. Scène d’ouverture : une maison surpeuplée lors d’une soirée mafieuse, où l’on repère des liens intangibles, invisibles. Un héros, Tommaso Buscetta, que l’on suit en train de déambuler au milieu des regards tantôt concupiscents, tantôt compatissants. Des véreux à l’œillade fuyante, des patriarches aux regards sévères, des femmes à la langueur suppliante. On croise des fils indignes ou des grandes figures telle que Toto Riina – dont l’acteur, Nicola Calì, est par ailleurs d’une ressemblance saisissante avec son personnage. Mais ce que le spectateur ressent surtout, ce sont les torpeurs masquées par les obligations de la famille que l’on s’est choisie : la Cosa Nostra. La scission entre ancienne et nouvelle génération a déjà commencé, et cela se ressent dès le début du film – le diable se cache dans les détails.

En s’intéressant à la figure de l’un des plus grands traîtres de l’histoire moderne, Marco Bellocchio fait un pas de côté et se rapproche parfois du docu-fiction ; par exemple avec l’incroyable scène des “maxi procès” dont Buscetta fut le principal témoin ; pour rappel, plus de 475 mafieux furent jugés en même temps à Palerme entre 1986 et 1987. Incroyable de réalisme et d’intensité, le film nous plonge au cœur de l’histoire de la lutte contre la mafia. Entre les vitres de plexiglas censées protéger les témoins, les grilles derrière lesquelles sont parqués les accusés, les confrontations entre anciens amis à la barre, ou sur l’estrade des juges ne sachant plus où donner de la tête… la caméra capte tout. Toute la tension de ce moment historique est décuplée par les plans serrés, les changements de points de vue. La caméra saisit ce dont les médias de l’époque, parqués dans un coin reculé, n’ont pas pu rendre compte. Les moustaches qui frémissent, les gorges qui se serrent, les silences… Vladan Radovic, à la direction de la photographie (qui semble prisé par le cinéma italien en ce moment – Ma fille, Nuits magiques, Folles de joie…) réussit là l’exploit de rendre plus vraie que nature cette scène centrale du film. Radovic excelle également lors des scènes d’interrogatoire entre le juge Giovanni Falcone et Buscetta : la fumée de cigarettes tournoie autour du visage du juge et du traître. La brume qui occupe l’écran est-elle d’ailleurs seulement de la fumée ?

Il nous saisit encore plus lors de l’attentat à la bombe dont a été victime le juge Falcone, le 23 mai 1992 à Palerme. Le spectateur se trouve au cœur de l’histoire, dans la voiture piégée du juge, et vit jusqu’aux derniers instants l’horreur et la stupéfaction des victimes.

Une plongée dans l’histoire de l’Italie, donc, que Bellocchio – bien entouré – nous permet de vivre magistralement. Le réalisateur donne à voir les rouages internes d’un système et son démantèlement. En exposant le point de vue de Buscetta, on découvre l’homme, son humanité, sa noirceur. Il ne met pas en scène un monstre, mais un homme et ses choix. L’auteur met en scène la complexité du personnage en montrant Buscetta déplorer ce que devient la mafia. Il se vit comme un chevalier incompris, un homme droit, le revendique. Et on a tendance à le croire. Pour lui, la Cosa Nostra défend des valeurs qu’il n’a jamais trahies. Il n’a tué ni femmes, ni enfants. Il respecte la règle, un code d’honneur, il vénère la famille, aide les pauvres… Buscetta ne s’identifie pas à un traître, il est celui par qui justice est faite. L’infâme Toto Riina et ses sbires incarnent le mal, ils n’ont ni honneur, ni loyauté, ni code de conduite. C’est donc ceux que la justice doit éliminer et il contribue à cette “purge” à travers ses témoignages. Un soldat de la Cosa Nostra que l’on aurait presque envie d’aimer. Que l’on voit isolé, parfois perdu, forcé à parler à la justice pour sa survie et celle de sa famille. Sauf que, subtilement, Bellocchio nous rappelle à travers certaines scènes que si Buscetta reste loyal à sa morale immorale , c’est que son paradigme à lui est plein de violences inouïes. Des gangs aux prisons, depuis l’enfance. La mort à chaque coin de rue. Le pistolet sous l’oreiller. Buscetta reste un truand, les mains tachées d’un sang qu’il ne pourra jamais laver. La bouche remplie de mensonges qui n’arrangent que lui. Et le juge Falcone le dit lui-même lors d’un interrogatoire avec Buscetta : “La bonne vieille mafia n’existe pas”.

Si le spectateur comprend Buscetta, il ne l’adoube pas. Il observe la lente rédemption d’un bandit. Ce film évoque l’absurdité d’un monde rempli de marionnettes, dont les fils sont tirés malgré elles – une métaphore douce-amère de notre système, où chacun s’apprête à tout moment à poignarder le dos qu’il saluait fraternellement jusqu’alors. Un clin d’œil fort élégant est d’ailleurs fait dans une scène, d’apparence hors contexte, et pourtant si parlante : quand Buscetta se rend chez le tailleur afin de se faire confectionner le smoking qu’il portera aux maxi procès. Alors qu’il fait ses essayages, il croise l’une des personnalités clefs de la justice italienne, en culotte… Tout l’art de Bellocchio réside en cette mise en scène donnant à voir, sans jugement, une posture ou un point de vue. Les moments de l’ombre, ceux en attente du procès ou entre les interrogatoires, sont les plus poignants. Ils montrent les coulisses de l’histoire, les traces d’humanité au milieu de ce monde corrompu où tout semble perdu.

Le Traître raconte avec passion l’engrenage du grand banditisme, la fraternité, l’honneur dans tout ce qu’il a de protéiforme. Malgré quelques longueurs, cette fresque est d’une facture fine, précise, belle comme le diable qu’il essaye de peindre. Les acteurs brillent par leur intensité, leurs jeux de regards, leur travail sur la langue et le langage – en particulier Luigi Lo Cascio qui incarne Totuccio Contorno, dont le Sicilien fait crisser les oreilles des italophones les plus confirmés. Le rythme lent, parfois contemplatif, traduit la lourdeur de l’atmosphère : celle d’un Judas dont l’histoire se souviendra, avec le souffle fascinant qu’apporteront toujours les récits autour de la mafia.

Titre original : Il traditore

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Durée : 145 mn


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