Le Roi de coeur

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« Les plus beaux voyages se font par la fenêtre. »

Un an après Les Tribulations d’un chinois en Chine (1965) et ses aventures Hong-kongaises, Philippe de Broca revient avec Le Roi de cœur, où l’exotisme et le voyage ne se vivent plus dans une géographie lointaine (comme le Brésil de L’Homme de Rio) mais dans le vaste territoire de l’esprit et de l’imagination humaine. Le film se déroule en 1918, à la fin de la guerre, dans la petite ville de Senlis, rebaptisée Marville. La Kommandantur, avant de quitter les lieux, prévoit de faire sauter la ville en logeant une bombe dans l’horloge de la cathédrale. Un bataillon de soldats écossais qui borde la ville, apprenant la nouvelle, s’empresse de dépêcher un artilleur spécialisé dans les détonateurs pour empêcher l’attentat. Cette mission sera confiée à Charles Plumpick (Alan Bates), un colombophile qui lit du Shakespeare à ses pigeons voyageurs, plus doué dans la langue de Molière que dans l’expertise des explosifs. Plumpick (au nom cocasse mélangeant « pumpkin » qui se traduit par « potiron » en anglais et «plumpy », qui signifie « dodu » ou « rebondi») débarque dans une Senlis désertée et échappe à des soldats allemands en embuscade en se réfugiant dans l’Asile d’aliénés de la ville où il se surnomme « Le Roi de cœur » pour échapper à ses ennemis qui le prennent pour un fou et le laissent donc en paix. C’est d’après une idée de Maurice Bessy, qui avait lu dans un entrefilet de journal une histoire de fous évadés lorsque les allemands arrivaient près de Paris, que Philippe de Broca tire son scénario et plante sa scène de théâtre, respectant les trois unités, l’unité de lieu, puisque le film se concentre autour de la place de la cathédrale gothique de Senlis ; l’unité d’action avec la fête des fous et presque l’unité de temps d’une journée (avec les coups de minuit du Lansquenet qui viennent ponctuer le récit).

 

Dès que Plumpick pénètre dans l’asile et qu’il devient « le Roi de Cœur » (en ayant le même prénom que celui donné au Roi de coeur sur les jeux de cartes français, Charles) c’est le début d’une libération des pensionnaires de l’asile qui quittent l’établissement pour réinvestir la ville et célébrer la proclamation de l’arrivée de leur roi de cœur. Le film, qui reçut un échec critique et commercial à sa sortie, est pourtant sans doute l’œuvre la plus profonde de Philippe de Broca, avec sa valeur de conte, et une charge impitoyable sur la bêtise humaine derrière ses atours récréatifs. Car sa kyrielle de personnages aux noms aussi décalés que leurs personnalités (portés par les superbes Michel Serrault, Micheline Presle, Pierre Brasseur, Jean-Claude Brialy, Geneviève Bujold, Julien Guiomar,…) sont moins des fous qu’une joyeuse bande d’originaux qui préfèrent les pitreries et les facéties à la folie de la guerre et se lancent dans un carnaval haut en couleurs pour honorer leur libérateur.

 

 

Philippe de Broca retrouve pour l’occasion Pierre Lhomme, son directeur de la photographie pour Les Jeux de l’amour et Le Farceur, qui donne au film sa belle partition chromatique. Les vêtements et les objets reprennent vie dans la ville, avec des couleurs vives qui ressortent sur l’architecture médiévale de Senlis. En témoigne cette émouvante scène où Madame Eglantine (Micheline Presle), se métamorphose en tenancière de maison close, en se maquillant de rouge à lèvres et d’un fard à paupière bleu qui tranchent avec les lieux abandonnés et ternes d’un ancien hôtel de passe. Il en va de même avec Monsieur Marcel (Michel Serrault) qui retrouve son salon de coiffure et un petit foulard rose bonbon qu’il se passe autour du cou avec coquetterie. Les lieux se transforment et c’est une fête endiablée qui s’ensuit, à mi-chemin entre les fêtes paillardes populaires de la Fête des fous, la farce et le théâtre. Au rythme cadencé des plans qui se succèdent en processions d’arc-en-ciel et de rires, la musique du grand compositeur Georges Delerue accompagne la fanfare formée par le groupe au son des trompettes.

 

 

Le rempart gallo-romain et les fortifications de la ville revêtent alors un rôle particulier, comme une bulle hors du réel et, littéralement, un rempart contre la brutalité du monde. Lorsque Plumpick proposera de quitter la ville pour ne pas mourir, personne ne voudra le suivre : « Vous voyez bien qu’il y a une barrière entre ce monde et nous », « Vous ne savez pas comme ils sont méchants de ce côté-là », « La campagne est pleine de fauves » diront-ils à leur roi, dans un accès de lucidité. Des fous pas si fous, peut-être même les moins fous de tous, puisqu’ils s’imaginent partir en vacances à la mer ou à la neige plutôt que d’explorer les champs de ruine de la guerre. Mis à par Pumpkin, dont on sent la marginalité, et qui quittera d’ailleurs l’armée pour ne garder que le plus simple appareil (dans une scène finale truculente), tous les acteurs de la guerre présents dans le film, soldats allemands et écossais, sont représentés au mieux comme des abrutis, au pire comme des individus cruels. Ce qui peut expliquer en partie pourquoi ce film non conventionnel fut mal reçu dans le contexte encore corseté des années 1960 avec les cicatrices toujours présentes laissées par les tragédies historiques de la première moitié du XXème siècle. Philippe de Broca avait d’ailleurs pu voir l’étendue de l’absurdité de la guerre en étant soldat en Algérie quelques années auparavant.

 

Des décennies après, la profondeur de cette oeuvre demeure intacte et l’on est ému par la tendresse palpable du réalisateur pour ces personnages excentriques et sa sensibilité poétique. A l’instar de la jeune Coquelicot (Geneviève Bujold) en tutu jaune sur son fil d’équilibriste, Le Roi de Coeur tient sur un fil avec ses pirouettes légères au-dessus de ce qui semble être un vide de mélancolie, évoqué par un leitmotiv musical de notes de piano qui serre le coeur et que Delerue distille comme pour rappeler la gravité derrière le spectacle et la dimension philosophique du film. Car, comme le dira Monseigneur Marguerite (Julien Guiomar) dans sa tenue d’ecclésiastique : « Pour aimer le monde il faut s’en éloigner. »

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Durée : 102 mn


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