Un film-phare dans l’Histoire du cinéma
Morris Engel se doutait-il qu’il bouleverserait le monde du cinéma, lorsqu’il réalisa Le Petit Fugitif, en 1953, avec sa femme, Ruth Orkin et son ami Ray Ashley ? Le long-métrage, à sa sortie en France, impressionna tellement la légendaire équipe des Cahiers du Cinéma qu’André Bazin en personne consacra au film pas moins de quatre pages. Ironie du sort, c’est dans ce même Cahiers du Cinéma (le n°31) que Truffaut publia son texte « Sur une certaine tendance du cinéma français », qui allait marquer d’une pierre blanche les prémisses idéologiques des futurs films de la Nouvelle Vague. Truffaut encore qui, décidé en 1959 à passer à la réalisation d’un long-métrage de fiction, s’inspira beaucoup de ce Petit Fugitif pour écrire le scénario de ses fameux 400 coups. Il en va de même pour Godard, au moment où celui-ci se lança dans le mirobolant A bout de souffle.
Passé quasiment à la trappe jusqu’à ce jour, Le Petit Fugitif reçut à l’époque de sa sortie un admirable accueil, tant du public que de la critique spécialisée. Le film fut même sélectionné à la Mostra de Venise, où il fut récompensé par un Lion d’Argent. Pour la première fois, en effet, un long-métrage de fiction était tourné, presque entièrement en extérieurs, dans des conditions proches du documentaire et se contentait d’une équipe de tournage réduite à l’essentiel. Posant les termes d’une forme de réalisme moderne et novateur, le film influença non seulement la Nouvelle Vague française, mais ouvrit la voie au cinéma indépendant américain, dans la mesure où un John Cassavetes adopta, huit ans plus tard, une démarche similaire, pour réaliser Shadows, son premier long-métrage.
Les faits parlent d’eux-mêmes : le film d’Engel, Orkin et Ashley passe pour une véritable clé de voûte dans l’Histoire du cinéma occidental. Le ressortir aujourd’hui en salles constitue assurément l’un des plus heureux évènements jamais entrepris dans le domaine, ces dernières années.
Un réalisme moderne et novateur
Le Petit Fugitif raconte l’escapade d’un gamin de sept ans à New York, au début des années 50. Fuyant son foyer, à la suite d’une mauvaise blague manigancée par son grand frère pour se débarrasser de lui, le petit garçon parcourt la ville en solitaire et rejoint le parc d’attraction de Cosney Island, où il finira par réaliser ses rêves d’enfant.
Loin des schémas narratifs traditionnellement fournis par les grandes compagnies de production hollywoodienne, le film parvient à nourrir son sujet d’un bout à l’autre du récit, sans pour autant le redoubler d’événements proprement dramatiques ou d’effets spectaculaires. Le drame du Petit Fugitif lorgne, bien au contraire, du côté de la vie quotidienne et de la plus stricte réalité des choses. Rien de terrible n’arrivera au petit garçon, rien de ce qui, dans la vie ordinaire, ne peut lui arriver. L’essentiel du film consiste à capter comment un enfant, lâché dans New York, est susceptible de se comporter – et, à partir de là, à s’interroger sur le mode de vie des citadins new-yorkais.
Fiction documentarisée, le film doit beaucoup aux photographies de Berenice Abbott – celle-ci même qui enseigna l’art des prises de vues à Morris Engel, pour laquelle la photographie doit trouver un équilibre entre d’une part sa capacité à enregistrer les choses pour les générations futures, et sa propension d’autre part à illuminer l’œil du spectateur. Il s’agit, en d’autres termes, de créer des chemins de traverse entre la portée documentariste de l’image et sa propre valeur artistique.
Employant une petite caméra 35 mm, conçue à l’origine pour filmer le débarquement de Normandie – et donc, bien plus maniable que les appareils de prises de vue de l’époque (ce qui poussa Godard a écrire une lettre à Engel, au début des années 60, pour lui demander de lui vendre le prototype), le trio réalisateur suit les déambulations du personnage principal avec une étonnante souplesse, sans jamais attirer l’attention des individus rassemblés autour de l’enfant. Sorte de « caméra cachée » avant l’heure, le procédé donne une impression de vérité particulièrement accrue et autorise les cinéastes à dresser un portrait sans fard du monde qui leur est familier.
Si l’attention aux détails, à l’architecture, aux gens et à leurs distractions fléchissent nettement le film du côté du témoignage, il revient au soin apporté aux cadrages et à la mise en scène (qui, vu le contexte de production, a dû poser bien des problèmes), de créer les conditions esthétiques dans lesquelles s’effectuent les humeurs poétiques suggérées par le récit. Tournées quasi continuellement du point de vue même de l’enfant, les images du film détonnent par leur aptitude à révéler un monde que les adultes n’ont forcément plus l’occasion de voir ainsi. L’identification qui s’opère avec le personnage du petit garçon, dès lors, conduit à une complicité incroyablement riche, dense et tenace.
Tant sur le plan narratif que sur le plan visuel, Le Petit Fugitif semble, plus de cinquante ans après sa sortie, d’une modernité à toute épreuve. L’émotion est, très probablement, quelque chose qui ne saurait vieillir…
Sortie le 11 février 2009