Du documentaire à la fiction, du documentaire dans la fiction
« La règle était la suivante : pour faire une fiction, il fallait d’abord réaliser un téléfilm de trente minutes, puis un autre d’une heure, et après seulement passer au long métrage. » (3) Ce programme, Kieślowski l’applique à la lettre. Le téléfilm de trente minutes est Passage souterrain (1973), au dispositif intéressant (la réalité sociale d’une zone commerciale à la nuit tombée saisie à travers la vitrine d’une boutique) mais à l’histoire un peu faible et au tournage rocambolesque (4). Souvent peu évoqué, voire carrément omis des commentateurs français, Le Personnel est considéré par Kieślowski, malgré sa durée relativement brève (67 minutes), comme son premier long métrage. Il écrit lui-même le scénario. Le film est réalisé pour la télévision polonaise, mais le réalisateur insiste souvent dans les entretiens sur l’absence de la notion de téléfilm en Pologne qui fait donc du Personnel son premier long de plein droit. Le passage en télévision lui apporta d’ailleurs de nombreuses récompenses et un degré de diffusion que n’eurent pas nécessairement ses films suivants. Le jeune Romek trouve son premier emploi dans l’atelier de confection d’un théâtre. Il s’y épanouit au sein des répétitions et des artistes et pense profiter enfin d’un accès à l’art et à la culture. Mais sa vision idéaliste est vite rattrapée par une réalité beaucoup moins noble : rapports de force, égocentrisme des artistes, différences de classes et perte d’un idéal d’union solidaire. Croyant rencontrer le Beau, Romek ne croise que le Médiocre. Confronté à la vie, l’art ne tient pas la route.
Le Personnel est en partie autobiographique. Le premier travail de Kieślowski fut d’être habilleur au théâtre Współczesny de Varsovie. Il souhaite exprimer avec le film sa gratitude envers le Lycée technique des métiers du théâtre où il fut formé et donne le rôle de la créatrice de costumes, dont le travail est sans cesse déformé par les désirs de paillettes des artistes, à une de ses anciennes professeurs. Le personnage de Romek est ainsi une sorte de double du cinéaste. Double biographique bien sûr, mais double cinématographique surtout : Romek matérialise à l’écran la présence du réalisateur et redouble la position de la caméra. C’est par ses yeux que l’on découvre le théâtre. Son premier jour de travail permet à Kieślowski une visite-découverte en bonne et due forme du théâtre : du burlesque (le transport des décors) à l’émerveillement chez le jeune homme lorsqu’il arpente les structures techniques qui surplombent la scène ou observe les répétitions, toujours à distance bien sûr et déconcentré par le brouhaha ambiant et les requêtes successives.
Mais autant qu’au regard, c’est à l’ouïe que le film fait appel. Romek est une oreille, le réceptacle de ce que toute cette fourmilière d’un théâtre vu comme le raccourci de la société polonaise a à offrir. Les scènes d’écoute sont nombreuses. Cela tient en partie à la volonté du réalisateur de combler l’une de ses frustrations documentaires. « Mon travail dans le documentaire, unité courte et dense, m’obligeait à jeter régulièrement un grand nombre de prises que j’aimais pourtant beaucoup. Je le regrettais. Mais tout l’intérêt de ces morceaux perdus, par exemple les conversations et les observations sociologiques, résidait précisément dans leur durée à l’écran. Dans le cas d’un documentaire, au moment même où les protagonistes se lançaient dans des bavardages un peu plus intimes, drôles ou émouvants, le film patinait parce que l’action, le fil conducteur se rompait. J’ai donc eu l’idée de réunir ces situations inexploitées dans Le Personnel, d’en faire le support dramatique du film. Aussi plusieurs scènes, une bonne dizaine, ne servent-elles qu’à dépeindre l’ambiance, à mettre l’accent sur quelques faiblesses humaines. » (5)
D’autant que la frontière entre fiction et documentaire est flouée par le choix des acteurs. Si les personnages principaux, sans nécessairement être des acteurs, sont des professionnels du cinéma (Romek est joué par Juliusz Machulski, futur réalisateur, alors encore étudiant à l’École du cinéma de Łódź), le reste du casting est constitué d’employés de l’Opéra de Wrocław, où est tourné le film, qui travaillaient durant le tournage. « Mes acteurs n’avaient souvent pas grand-chose à faire dans ces scènes, car je voulais filmer en priorité les réactions des gens qui étaient réellement tailleurs à l’Opéra et qui confectionnaient les costumes. Tous sont restés à leur poste habituel. Nous les avons filmés en toute simplicité, faisant apparaître au premier plan la montée de la déception chez un jeune homme (notre héros), arrivé au théâtre la tête gonflé d’espoir. » (6) Ce n’est donc plus un réel mis en scène comme dans Premier amour, mais une fiction qui se pare des éléments du réel. De manière typique des premières fictions de Kieślowski (La Paix, 1976 ; Une brève journée de travail, 1981 ; etc.), présent dans le plan ou en caméra subjective, avant de devoir entrer en scène, de par son statut, le personnage principal est l’observateur privilégié de la Pologne contemporaine.
« Ce sont deux mondes, hein ? » (Le Personnel), « Il faut choisir son camp » (La Paix)
Mais Romek ne peut rester longtemps le simple témoin de l’univers théâtral. Ses ambitions personnelles comme les situations internes vont le forcer à prendre position. Ce que l’observation de Romek met en avant, c’est un monde nettement divisé. Dès ses premiers jours de travail, le théâtre apparaît comme un monde de frontières infranchissables, soumis à des rapports d’obédience entre les ouvriers et les artistes, les ouvriers et la direction. L’ouvrier n’emprunte donc pas l’entrée des artistes quand bien même cela implique un long détour. Dans le temple de l’art, l’ouvrier est peu et mal considéré. À l’espoir de Romek et la revendication de costumier comme métier artistique fait écho la déception de Sowa, un ouvrier plus âgé dont il se rapproche : « Tu as eu beaucoup de bol de ne pas finir tes études. […] On nous bourrait la tête avec l’histoire de l’art. La peinture, l’art… On réveille l’ambition chez les gens. Et ils se retrouvent à s’échiner au boulot ». La déception est rapide et s’applique à tout le théâtre toujours à moitié vide et engoncé dans des productions vieillissantes. Finement, on entend même un ouvrier se plaindre en off (« Il ne s’adresse plus aux gens ») tandis qu’on discerne les artistes jouant bruyamment au tennis en arrière-plan. Le seul accès à l’art n’est possible qu’en tant que spectateur (lorsque Romek amène sa tante à l’opéra) ou par inadvertance quand Romek croise un violoniste répétant seul, et qu’un échange musical, bref mais intense, se produit. Idéaliste, le jeune homme imagine la possible réunion via un café-théâtre, espace d’expression et de production artistique. La chance lui est confiée, mais l’issue semble plus qu’incertaine.
Cette déconsidération de l’ouvrier comme main-d’œuvre subalterne est appuyée par l’attitude paternaliste de la direction (« La direction a aimé notre travail. Par conséquent, le nombre d’invitation a été porté à neuf ! ») et le rapport avec les artistes. L’espace de travail des ouvriers se voit colonisé par le confort des artistes. On découvre au début du film le peintre du rideau de scène œuvrer péniblement autour d’une toile roulée. À l’idée logique de Romek de dérouler la toile pour travailler, la réponse est implacable : « Les artistes jouent au tennis ici. Impossible » ! De même, la réunion des ouvriers fait état des dégradations successives des lieux par les acteurs, dont Romek a déjà surpris les discussions bassement mercantiles auparavant. Mais surtout, nouveau venu et jeune, Romek est victime des humiliations, légères mais répétées, de Siedlecki, un des chanteurs. Prenant sa défense, Sowa s’attire les foudres de l’artiste quelques scènes plus tard, révélant son égocentrisme et sa mauvaise foi. Autant que le blâme reçu par l’ouvrier, ce qui choque le plus, c’est de voir les employés dormir à même leur atelier pour terminer le travail, défait par les artistes, à temps. Amateur de ruptures, Kieślowski fait suivre cette scène de la distribution des tickets aux ouvriers méritants et de la découverte du spectacle par Romek. Il pénètre le théâtre comme un temple, accompagné de sa tante, en vieille dame très digne. Le noir arrive et, en gros plan, la lumière se fait sur le visage du jeune homme alors que le spectacle commence.
Romek est un pivot, observateur impassible qui voit et entend beaucoup. Il est jeune et encore manipulable, une page blanche ou une partition vierge sur laquelle tout peut être écrit. Du syndicat à la direction, il devient le centre d’attention de tous, un pion qu’il faut compter parmi ses rangs. Le syndicat le met à la tête du café-théâtre ouvrier qu’il propose et lui fait miroiter la possibilité d’un appartement en ville et de soins médicaux s’il les rejoint. La direction, elle, comprend le potentiel du jeune homme. Intelligent, altruiste, c’est une recrue de choix dont il faut tuer dans l’œuf toutes velléités réformatrices. Romek est invité à témoigner de l’altercation entre Sowa et Siedlecki. Sous l’œil gêné du chef costumier, il est choyé comme un coq en pâte : un café dans de la belle porcelaine, un soutien financier pour le café-théâtre (histoire d’en limiter la portée contestataire ?) et surtout la tentative de contrôler son témoignage par une orientation fine mais efficace de la réalité. « Qu’est-ce que je dois écrire ? -Le costume était mal fait. La vérité. » Quoi qu’il écrive, Romek sent bien que ses mots seront alors nécessairement interprétés à l’encontre de Sowa. Entre les pans d’un rideau devant une fenêtre, sous une lumière aveuglante, le jeune homme n’est plus le témoin muet de la vie du théâtre. Il en devient, malgré lui, un des acteurs. Romek est piégé par la machinerie administrative comme par la caméra qui, dans un effet de surcadrage, le fait apparaître comme s’il était sur scène. Le temps de l’innocence est terminé.
Cette thématique de l’enfermement telle que mise en place par la réalisation était en fait déjà à l’œuvre au début du film. La première apparition de Romek se fait à l’écran tandis que des ouvriers derrière lui transportent un miroir. Son reflet est saisi plusieurs fois par l’objet : le personnage apparaît et disparaît jusqu’à ne plus exister que dans la glace. Dès son entrée dans le théâtre, Romek ne s’appartient plus. L’ouverture et la scène finale du Personnel contrastent nettement d’avec la mise en scène du reste du film à la caméra plus mobile, sur le vif, saisissant davantage les évènements sur un mode documentaire. Début et fin montrent une mise en scène qui se complexifie chez Kieślowski qui s’ouvre au symbolique et ne se contente plus de transmettre directement la réalité, mais tente au contraire de la raconter par les moyens du cinéma. Par deux fois, le personnage se retrouve étouffé dans le cadre, littéralement ceinturé par lui, sans possibilité de s’en échapper, un motif que l’on retrouvera fréquemment dans les films postérieurs de Kieślowski (7).
Souvent déconsidéré par son auteur, comme ses films suivants (8), Le Personnel ne démérite pas la comparaison avec les chefs-d’œuvre à venir et semble même à bien des égards parfois plus abouti que les fictions suivantes. Il porte en lui les grandes orientations de la carrière de Kieślowski. Comme souvent chez le réalisateur, le choix pour les personnages n’est qu’illusoire et contraint. Il n’est en aucun cas le moyen d’une libération. À la fin du Personnel, ne reste plus alors à Romek qu’à choisir quel rôle il va jouer : le relais de la direction qui lui assure sa place au théâtre ou l’ami fidèle qui fait une croix sur sa carrière. Le film ne donne pas la réponse et laisse son personnage hésitant devant sa feuille blanche à mesure que le générique de fin défile. Ici, peu importe son choix, Romek commence à peine sa vie et est déjà brisé.
(1) Alain Martin, Krzysztof Kieślowski, l’autre regard, Paris, IrenKa, 2010, p.77.
(2) Andrzej Jurga : « Il a renoncé à continuer la réalisation du film Premier amour au moment où il s’est rendu compte que la vie et la relation du couple des protagonistes était en train de changer à cause du tournage. », ibid., p.104.
(3) Krzysztof Kieślowski, Le Cinéma et moi, Lausanne, Les Éditions noir sur blanc, 2006, p.103.
(4) Mécontent des rushes, Kieślowski retourne la quasi-totalité du film lors de la dernière nuit de tournage, ibid., pp.109-110.
(5) Ibid., pp.109-110.
(6) Ibid., p.110.
(7) Voir ce qu’écrit à ce propos Vincent Amiel à propos du Hasard (1981) et du Décalogue (1988) dans Kieślowski, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1995, p.80.
(8) « J’ai très rapidement compris que je tournais une histoire médiocre, mal conçue du début à la fin. », Krzysztof Kieślowski, opcit., p.107.