Beyrouth, théâtre béant d’opérations sanglantes
Beyrouth, Liban : depuis avril 1975, la guerre civile entre chrétiens et partisans de la résistance palestinienne dévaste la ville du Soleil Levant. Ni les tentatives de médiation syrienne, ni la rage de combats sans issue n’ont conduit à une solution pacifique. Un état de guerre larvée n’étreint plus que des ruines, hideuses blessures béantes. C’est dans ce chaos indescriptible que va vivre Laschen avec, à tous les coins de rue, la mort pour seul garde-fou. Une mort omniprésente: devant, derrière, partout. Une mort irrationnelle dans un champ de carnage macabre. On recense plus de 60 000 morts depuis le début du conflit armé.
A Beyrouth, on s’installe dans la guerre comme dans une maladie infectieuse. Un état qu’on se force à croire provisoire mais qui dure. Faute de mieux, on improvise la vie sur le théâtre de l’horreur. L’horreur d’un combat aveugle, opaque, qui fait des morts anonymes. Faute de mieux, l’on apprend à cohabiter sur le tas avec ce virus honteux et hypertrophié.
Les choses simples de la vie reprennent le dessus: du haut d’un minaret, le muezzin invite les musulmans à la prière. Les francs-tireurs palestiniens se prosternent face contre terre. La vie ressurgit avec le soleil. Les francs-tireurs fourbissent leurs armes. Soudain, une balle tombe du ciel pour se faire la main, les résistants s’essaient à faire un carton sur les cibles immobiles dans les rues éventrées de Beyrouth.
Nom: Laschen Prénom: Georg Profession: correspondant de guerre
Au détour d’une rafle, Georg Laschen (Bruno Ganz), et Hoffmann (Jerzy Skolimowski), son photographe, font brutalement connaissance avec ces “défenseurs de la civilisation occidentale”. Intrépide, Laschen ne voit pas le danger. Courageux et vulnérable, il n’a d’yeux que pour le spectacle du danger et pas pour lui-même. Ce
qui importe, à son corps défendant et à celui de son photographe, est ce qu’il va bien pouvoir tirer de cette horreur médiatisée, cette horreur de consommation courante qui s’impose à leur vue dans la plus grande crudité d’exposition. Tout près de la douleur du monde et sur sa poudrière, Laschen a établi son petit coin de bonheur, sa “place au soleil”. Le bonheur pousse à côté de l’infortune. Stoïque, il fait son mantra de cette
profession de foi: “Je n’ai qu’un devoir : écarquiller les yeux sur la réalité” et ressent la certitude de mourir sur
l’instant ou l’impression d’être invulnérable. Inquiet, fébrile, Laschen cherche à s’étourdir dans la griserie de son métier: “il faudrait être partout à la fois”. Il retrouve incidemment Ariane (Hanna Schygulla), une ancienne
maîtresse, et exorcise avec elle cette horreur de tous les instants d’une ville pilonnée.
Après sa visite aux féodaux chrétiens, il ouvre les yeux. Des yeux qui ne se contentent plus de regarder mais qui
commencent à voir réellement; donc, à comprendre. Un regard qui se désille sur la réalité. Le journaliste se rend
compte qu’il n’est d’aucun bord mais de tous les bords en même temps. Cette position ambiguë est celle d’un
falsificateur, d’un faussaire: “il n’est pire que d’avoir raison contre les familles féodales parce que tu ne les combats pas”.
Son idéalisme prend alors subitement conscience que sa cause a besoin du même fumier puant nécessaire à toutes les autres entreprises humaines. Les mots ne veulent plus rien dire: ils se brisent sur le récif d’une indicible réalité. On lui demande alors de “fictionner” cette réalité.
En agissant ainsi, il se fait le complice d’un Orient faussaire où la guerre se livre aussi à grand renfort de vils marchandages et où la mort se vend à l’encan. Ainsi des transactions de photos de Rudnik (Jean Carmet), le
trafiquant, qui commente cyniquement sa peu ragoûtante besogne: “des images sales à regarder dans des endroits propres : les gens ont besoin de cela pour savourer leur bonheur.”
“Tiraillé” contradictoirement
Alors, Laschen va réagir “à sa manière”. Il va se mêler à la crapulerie humaine. Tandis que la presse quitte le
terrain des hostilités avec des bagages alourdis par les témoignages qu’elle s’apprête à donner en pâture à la civilisation occidentale, Laschen, quant à lui, choisit délibérément de rester. Le scoop ne l’intéresse plus. Il va éprouver une libération par le meurtre d’un arabe au hasard d’une alerte. Son engagement dans la lutte armée libère d’un seul coup ses instincts et ses doutes. Désormais, il peut rentrer au pays la tête haute. Comme la lettre qu’il destinait à sa femme et dont il retarde l’envoi et se remâche les mots, il refuse de rendre son papier. Le rationnel et le compte-rendu qu’on en fait sont parfois inconciliables dans le chaos d’un état de guerre permanent.
Paradoxalement et comme par l’effet d’un retour de manivelle, le faussaire du film est Schlöndorff, le réalisateur, qui ne peut se passer de l’artifice de la “représentation” pour parvenir à ses fins. La fiction dépasse la réalité quand on sait que certaines scènes furent filmées avec des balles réelles tandis que les cartouches à blanc vinrent à manquer. Et c’est là que finit son récit.
Le Faussaire fait partie intégrante d’un cycle rétrospectif de 5 films essentiels du cinéaste allemand Volker Schlöndorff repris en salles dans de nouvelles versions restaurées 4K par Tamasa Distribution.