Le couple témoin

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Collaborateur de Fernand Léger à la fin des années 40, photographe de « Vogue », concepteur du style photographique de « Zazie dans le métro », William Klein cinéaste est, lui, plus particulièrement préoccupé par le monde moderne. Quoi de plus naturel, pour un artiste dont l´oeuvre entière est pétrie d´une véritable fascination pour le style…

Avant la télé réalité, et inspiré par les visions de grandeur  politiques qui gouvernaient une France alors éprise d’urbanisme et de villes nouvelles, William Klein enferme Claudine et Jean-Michel – Anémone et André Dussollier, dans un appartement traqué nuit et jour par un système de vidéo-surveillance moins déshumanisé qu’il n’y paraît.
L’expérience, commanditée par un Ministère de l’Avenir soucieux d’anticiper sur les besoins de la population de l’an 2000, prend place là même où le gouvernement entend donner naissance à un nouveau mode de vie (rien de moins) : une ville nouvelle en construction. Car le projet de la mise au monde de l’Homme moderne est lui-même en cours de conception. Au stade du prototype, quand scientifiques et politiques planchent ensemble sur la maquette. Mener à bien l’expérience, comme toujours, induit l’observation scrupuleuse, en laboratoire, d’un échantillon parfaitement représentatif de l’ensemble de la population choisie. Un échantillon qui rassemble le plus de caractéristiques communes à l’ensemble des individus… Comprendre : un couple de français moyens.

Là où d’ordinaire pareille étude de la contemporanéité ne se passe pas d’un lyrisme inquiet, William Klein au contraire, préfère dresser le portrait amusé et optimiste de la rébellion de cobayes moyens sous toutes les coutures contre leurs voyeurs de décideurs. Point question ici de grand show futuriste façon Brazil, pour ne citer que le meilleur de tous ces récits de science-fiction politique. Le spectacle est dans la boîte, dans cette télévision qui, déjà, patauge avec une complaisance infinie dans le voyeurisme le plus primaire. Et, ce qui est rassurant, les seuls à savoir renverser la vapeur sont ceux-là même que le petit écran croyait encadrer : les deux sujets, Claudine et Jean-Michel. Car l’expérience n’a pas l’effet escompté : plutôt que d’obéir aux instructions rigoureuses prodiguées par les scientifiques à la tête du projet, les cobayes réagissent de façon inattendue en se rebellant contre l’autorité qui cherche à leur imposer un environnement proprement étranger. Leur arme absolue : le rire. Protection contre l’agressivité d’un regard en permanence posé sur eux et qui cherche à les dépouiller de leur substance même, à les déposséder de leur conscience la plus intime, jusqu’à savoir provoquer en eux le désir amoureux. C’est le rire qui est à l’origine de l’échec de l’expérience, dans ce prolongement quotidien qui atteint l’éclat de rire cristallin de gamins venus saccager l’appartement-témoin comme on occupait les usines en 36.

Plus encore, c’est l’ironie du réalisateur qui tourne en dérision le cours que suit  l’expérience, et détruit peu à peu le récit. Quand le couple se déchire et perd la complicité nécessaire à l’entreprise d’une rébellion, le cinéaste prend le relais en quelque sorte, sachant rire de la possibilité même d’une dissension entre les cobayes, véritable faille dans le système d’encadrement mis en place par les organisateurs de l’étude-émission. Claudine et Jean-Michel tombent alors dans le versant caricatural de leur banalité commune, privant les résultats de l’observation de toute crédibilité. William Klein est confiant : pour lui sans doute, même s’il est emprisonné dans un milieu surveillé et parfaitement étranger, même si son environnement matériel est intégralement conçu pour se situer au cœur d’un rapport marchand, un être humain sait, par son attitude, donner vie et style à son cadre. De même que Klein lui-même parvient, par une attention extrême portée au décor et à la composition de l’appartement-témoin, à bâtir une esthétique de l’outrance visuelle, de la vulgarisation du regard.

C’est probablement cette forme de matérialisme assumé, pour ne pas dire de capitalisme « décomplexé », pour reprendre des termes contemporains, qui incarne la modernité aux yeux de William Klein. L’acceptation de l’hypocrisie des systèmes marchand et politique, de leurs rapports intimes, une résignation lucide et philosophe. Ce regard posé par le cinéaste sur le monde qui l’entoure est particulièrement prégnant dans la scène de débat télévisé qui ponctue une des premières disputes entre les époux. Un essaim d’intervenants commente ainsi de façon quasi simultanée, entre « Bouillon de culture », « Arrêt sur images » et « T’empêches tout le monde de dormir », la scène de ménage qui secoue l’appartement-témoin. Criante de vérité, la séquence est particulièrement cocasse, les répliques galvaudées des intervenants, le lyrisme et les interjections effarées mimant le bavardage très premier degré de rigueur à la télévision. Pirouette scénaristique et pied-de-nez insolent à ceux qui, déjà, avaient la sensation de faire le monde à partir d’une petite boîte.

Le couple témoin, de William Klein, 1976, 1h41 min, avec André Dussolier, Anémone, Zouc, Eddie Constantine, Georges Descrières, Arte vidéo, 20 euros.

A retrouver chez Arte vidéo : les films de William Klein : “Qui êtes-vous Polly Maggoo?”, “Grands soirs et petits matins”, “Muhamed Ali, the greatest”, “The French” et “Mister Freedom”.



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