Le Bonheur

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Retour sur « Le bonheur  » d’Agnès Varda, un chef-d’œuvre moderne trop oublié et à redécouvrir d’urgence.

Un gros tournesol au milieu d’un champ durant l’été…au loin un couple souriant avec leurs enfants
main dans la main, dans un monde nimbé d’une lumière chaude et rassurante…c’est le bonheur.
Aujourd’hui on se souvient surtout de l’image publique d’Agnès Varda : l’aimable grand-mère du
cinéma français et compagne de Jacques Demy. C’est oublier qu’elle était avant tout une formidable
réalisatrice à l’œil de photographe tranché, voire acerbe et radical sur la société contemporaine. C’est
tout particulièrement vrai de sa première période et le Bonheur est peut-être le sommet de celle-ci :
une histoire d’adultère utile à déboulonner le mythe des trente glorieuses et de la société gaullienne.
Elle s’attaque tout particulièrement à sa représentation de la famille : homme au travail et femme au
foyer virtuose de la cuisine. Pour se faire, elle procède avec malice, le ton du film est quasi
intégralement guilleret et pas un instant ou presque, les personnages n’oublient de sourire lorsqu’ils
passent à l’écran. Car où qu’ils aillent ils ne peuvent y échapper, ils ne peuvent qu’être enveloppés
du bonheur permanent et constant d’une société équilibrée et parfaite, où chacun travaille et vit la
vie dont il rêve. Sans jamais pouvoir la remettre en question, ni même avoir l’idée de la remettre en
question. Sans que jamais cette injonction au bonheur et la place de chacun ne soient questionnées.
Ce qui est une belle illustration d’une société Orwellienne. Les personnages finissent tous,
immanquablement, par passer du statut de sympathiques à inquiétants, voire antipathiques. Le tour de
force du film se situe dans le fait que Varda parvient, tout en montrant ce climat de bonheur
candide et uniforme, à faire ressentir la violence sourde d’un affrontement discret, mais brutal : le
choc de deux cultures de la féminité. Celle de la femme au foyer aimante, mais ennuyeuse, face à la
nouvelle femme émancipée, ouverte et libre. Le mari, qui a tout ce que la société peut offrir, ne peut
s’empêcher d’être attiré par cette femme moderne, véritable « pommier sauvage ». Et c’est la
seconde originalité du film, bien que résolument féministe, l’histoire est comptée du point de vue de
l’homme. Ce qui a pour conséquence de brouiller intelligemment la clarté et la prise de position : de
ne pas aborder ce sujet frontalement. Ce qui contribue à créer un espace ambivalent et trouble, où le
public est dans un inconfort permanent vis-à-vis de ce qu’il voit. Incapable de trancher et de dire de
manière définitive si l’homme est un salaud ou un candide imbécile faisant le mal sans le savoir. Si
l’émancipée est une mangeuse d’hommes égoïste ou une simple libertaire. Autant qu’il est
impossible de savoir si la femme au foyer est jugée lâche et soumise ou simplement trahie par son
mari. Ce point de vue à la fois tranché et diffus est un geste politique servant à rendre visible la
complexité de la réalité, son ambiguïté marque le refus d’un militantisme aveugle et trop prompt à
excuser les excès de ce qu’il défend ; aussi juste soit la cause. Summum de cette ambiguïté : le
grand final du film. Où l’on réalise que, dans le fond, cette nouvelle femme émancipée n’est pas plus
libre que la précédente, mais correspond elle aussi à une forme de norme ; à une nouvelle forme
d’injonction au bonheur. Rendant ainsi sa nouvelle liberté potentiellement tout aussi mortifère et
servile que la précédente, si elle n’y prend pas garde.

 


Au service de ce point de vue : une esthétique servie par des cadres travaillés spatialement, pour
enserrer les personnages entre des avant-plans et arrière-plans flous, ou prix entre deux amorces de
décors. Explicitant un engoncement, un enfermement en pleins extérieurs radieux. Et au sein de ce
cadre, chaque couleur est travaillée selon un thème et un ton uni : jaune d’été, bleu de la confiance,
pour terminer avec le rouge de la trahison. Autant de couleurs vives accompagnant la grande
candeur des personnages, mais qui en étant unies et omniprésentes les plongent dans une
perpétuelle uniformité picturale oppressante ; écho à l’uniforme bonheur dans lequel ils sont
plongés. Et pour parachever le tout, symbolisant la violence de l’ensemble, Varda utilise un montage
typiquement moderne, contredisant l’uniformité picturale et l’apparente passivité des personnages.
Tout en ruptures et constitué de coupures cinglantes, visibles et expressives. Ou jouant du contre-
pied en mettant en scène, une scène en plan séquence après une séquence sur-découpée.

Là où la couleur uniformise, le montage scinde, découpe, accentue la distance ou les rapprochements. Car il
sert avant tout à dépeindre le désir de corps oppressés et hors de contrôle ; ayant soif de libertés. Et
c’est ainsi que paradoxalement, de ce déchirement de l’espace scénique peut naître une grande sensualité ; les amants étant filmés avant tout par les impressions qu’ils se font l’un à l’autre, avec
l’utilisation de gros plans, d’inserts ou de plans de coupe. On pensera notamment à la séquence de
charme au café où naît l’idylle, ou encore la séquence de nue dans le lit, après l’amour. On sent que
l’influence d’Alain Resnais et de Hiroshima mon amour n’est pas loin. On sent aussi que ce film
peut trouver un lointain héritier dans le Virgin suicides de Sofia Coppola qui, pour s’attaquer à la
place des femmes au sein de la société bourgeoise américaine, le fait en partant du point de vue de
jeunes garçons.

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