« La qualité d’un homme se mesure à sa démesure, tentez, essayez, échouez même, ça sera votre réussite. » (Jacques Brel)
Quand l’acteur Orson Welles en « surpoids » finance le cinéaste Orson Welles
Cinéaste maudit, Orson Welles est l’archétype du visionnaire portant un projet indépendant sur les fonts baptismaux qui doit en passer par une production hollywoodienne peu encline à céder aux caprices d’un créateur qui ne soit pas à sa main. Si l’on excepte son premier opus, Citizen Kane, resté dans les annales et encore considéré comme le film le plus encensé de tous les temps, Welles a maille à partir avec une production tatillonne qui ne prête aucun crédit à son oeuvre présente et passée. C’est donc impuissant et désillusionné qu’il assiste à la refonte de La soif du mal en 1958 sous la pression des studios Universal. Du reste, il ne visualisera pas de son vivant le métrage recollecté selon ses instructions.
Walter Murch, chef-monteur, remonte le film en 1998 en se basant sur les intentions documentées laissées par Orson Welles dans un mémorandum de 58 pages alors qu’il disparaît en 1985 sans qu’il ait pu toutefois donner son imprimatur sur cette version rafistolée incorporant pour partie ses directives après les tripatouillages des studios Universal en 1958 à la post-production.
Pour financer ses projets indépendants, Welles doit donner de sa personne. Enfant prodige d’Hollywood à l’entame des années 40, ses rôles d’acteur financent ses films qui, invariablement, tombent à l’eau. Il accepte des rôles alimentaires jusqu’à devenir un réalisateur « en surpoids ». Il n’a pas pris les rênes d’un film pour Hollywood depuis La dame de Shangaï en 1946. C’est l’aura protectrice de Charlton Heston qui vient de tourner Les dix commandements sous la houlette de Cecil. B.DeMille qui l’imposera comme acteur-réalisateur sur La soif du mal.
Hank Quinlan (Orson Welles): un anti-héros américain qui se mue en instrument de justice immanente
Le baroquisme de la mise en scène de Welles intègre les thèmes de la corruption morale et de la déchéance physique de Hank Quinlan, shérif du secteur américain de la ville. A l’évidence, Welles polarise, à l’instar de son personnage controversé d’Harry Lime, tous les questionnements moraux du film. Dans Le troisième homme, Welles compose une sorte d’archange du mal tandis que Quinlan est le mal absolu, une épave qui applique son « génie dérisoire » à la plus ignominieuse des tâches. Les turpitudes de Quinlan sont aggravées par une repoussante bigoterie. Dans un manichéisme au premier degré, il se convainc de la culpabilité des personnes qu’il a accusées sur la base de preuves falsifiées. La corruption de Quinlan semble contaminer tous ceux qui le côtoient. On se plaît à détester ces figures de méchants qui sont impitoyables et dont les actions, par là-même, sont néfastes pour les autres; animés qu’ils sont par une nature immanente foncièrement mauvaise. Quinlan l’est jusqu’à la caricature de lui-même.
Son faciès couperosé au nez bourgeonnant dénonce son addiction à la gnôle. Un rembourrage et une claudication viennent accentuer le grotesque du personnage et sa charge répulsive. Welles casse les codes discriminants en présentant un héros mexicain positif: Vargas et un anti-héros américain qui se mue en « instrument de justice » immanente : Quinlan.
Distorsion angulaire: Welles rend tactile un espace dilaté qui devient claustrophobique
La composition intriquée des plans en mouvement mis en oeuvre par John Russel, chef-op qui filmera deux ans plus tard Psychose pour Hitchcock et Russel Metty, directeur de la photo, d’après les directives de Welles, font mouche dès le plan-séquence inaugural de 3mn 30 chrono, quasi opératique et cultissime dans son élaboration. Distendant l’espace, les mouvements de grue créent un dédale d’interconnections en suivant une décapotable piégée, dans ses embardées à travers la ville-frontière fictionnelle de Los Robles (Venice en Californie dans la réalité) à cheval entre le Mexique et le territoire américain. La série B (la production relègue le travail de Welles taxé de provocateur) et certains acteurs, fidèles du réalisateur « virtuose », viennent en renfort bénévolement sur le tournage.
Par son fatalisme foncier, le film tisse une toile d’araignée tentaculaire où chaque protagoniste fait écho à un autre dans un rapport d’attraction-répulsion qu’intensifie la mobilité constante de la caméra et le choix de la focale grand angle 18,5 mm. Orson Welles justifie cette option par une volonté d’expérimentation. L’objectif 18,5 mm a la propriété spécifique de fpurnir une profondeur de champ optimale tout en étirant la perspective. Le grand angle autorise une profondeur de champ égale à l’avant-plan comme à l’arrière-plan. Ce qui a pour effet de dilater l’espace. Les perspectives changeantes des mouvements de caméra incessants associées au tohu-bohu de la rue accentuent l’effet de spatialisation et la sensation tactile d’un monde chaotique empli de convergences passagères.
Une caractérisation improbable
Recourant aux artifices de tournage tel ce parti-pris de filmer exclusivement au grand angle, le maniérisme de Welles visualise l’aliénation de Quinlan. Le personnage qu’il incarne est lui-même comme une excroissance, une distorsion du récit qui tord la réalité des faits au point de fabriquer de fausses preuves. La déformation physique qu’impose ce rôle « hors norme » est volontairement et grotesquement endossée par le metteur en scène que Charlton Heston a imposé à la production en tant qu’acteur-réalisateur.
Visuellement, chaque composition de plan, montage et mouvement de caméra est corrélé à la narration. Le cabriolet longe des bouges sordides, des clubs de strip-tease et des bordels tandis que des musiques enfiévrées se déversent dans le tumulte des rues traversées. L’ordure et la décomposition flottent à travers les rues. La caméra vagabonde, joue à saute-mouton pour cueillir un couple en goguette: Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), fonctionnaire de police mexicain en charge du trafic de narcotiques et Susan Vargas (Janet Leigh), son épouse.
Vargas a incarcéré un membre du clan Grandi qui dealait de la drogue mais le frère de l’homme « Oncle Joe » (Akim Tamiroff), que Susan Vargas surnomme « César au petit pied ridiculement désaxé », ourdit un complot visant à intimider Vargas en s’en prenant à sa femme afin de l’empêcher de témoigner à charge contre son clan familial. En parallèle, un jeune employé dans la même bourgade, Manolo Sanchez, est suspecté d’avoir voulu éliminer le riche père de sa petite amie Rudy Linnekar dont la voiture explose au terme d’une cavalcade dans Los Robles. L’explosion a lieu dans la zone américaine de la ville sous la juridiction de Hank Quinlan. Vargas soupçonne Quinlan d’avoir « piégé » Sanchez en falsifiant les preuves et entreprend d’enquêter sur lui.
Après 18 ans de diète, Quinlan renoue avec ses vieux démons d’alcoolisme et, avec la complicité de Grandi, échafaude un stratagème assorti d’une tentative de viol à l’encontre de Susan Vargas isolée dans un motel. L’aigreur générée par le meurtre non élucidé, trente ans en arrière, de sa femme a rendu Quinlan tracassier au point qu’il cherche à se dissoudre dans ses addictions. Il se réfugie dans le havre de quiétude que constitue l’ancienne maison de passes de Tanya (Marlène Dietrich), la gitane reconvertie en cartomancienne.
La scène finale quasi dantesque est le climax du film où Vargas traque Quinlan avec un appareil enregistreur grâce à la complicité de son bras droit Pete Menziès (Joseph Calleia) pour le confondre. Les derricks se dressent à l’horizon comme autant de symboles phalliques dénotant les ambitions manquées de Quinlan alors qu’il est mis en demeure de révéler sa véritable identité d’usurpateur dans un paysage lunaire de pont, de canaux et fossés d’écoulement putrides jonchés d’immondices d’où émerge le corps inerte en immersion de Quinlan.
Le bien est absolu tandis que le mal prolifère telle une tumeur maligne…
Orson Welles amalgame les deux histoires parallèles qui trouvent un dénouement incongru dans la quête de rédemption de Quinlan. Le réalisateur de Citizen Kane construit un film labyrinthique mariant un motif habituellement récurrent dans ses films: celui d’un personnage démesuré au thème de l’aveuglement. Dans un entretien resté fameux avec Peter Bogdanovitch, Welles insistera sur le fait que La soif du mal n’est pas à considérer comme un exercice autobiographique. Sa portée mélodramatique est un conflit entre des variations biaisées entre bien et mal. Quinlan est la personnification du mal. Le bien est absolu tandis que le mal prolifère comme une tumeur maligne…
La tragédie autour de Quinlan est sa régression et sa perte d’innocence. On peut voir dans ce personnage, pléthorique comme Falstaff, une métaphore monstrueuse, excroissance d’Orson Welles essayant désespérément de regagner un contrôle sur sa production alors que tout se désagrège autour de lui. Et Quinlan perd le contrôle des rênes de son stratagème homicide.
La puissance suggestive de La soif du mal, macabre et morbide dans le même temps, a scellé le sort du film et celui de Welles à Hollywood tandis que les pontes d’Hollywood ne voyaient aucune rationnalité à ce qu’ils interprétaient comme un ton provocateur. Mais l’expérience cinématique est prégnante qui nous transporte dans une sauvagerie maîtrisée quasi hypnotique.
Cette version longue restaurée 4K reconstruite de La soif du mal est distribuée en salles à compter du 25 juin par le team des Acacias emmené par Jean-Fabrice Janaudy.