Adaptation inattendue de Madame de Lafayette, Tavernier surprend et séduit avec une « Princesse » aussi belle qu´émouvante. Et des Grégoire Leprince-Ringuet et Mélanie Thierry parfaits.
Si la filmographie de Bertrand Tavernier est difficilement résumable ou identifiable, on ne l’attendait pas dans l’adaptation d’une nouvelle du XVIIe siècle de Madame de Lafayette. Après le peu mémorable Dans la brume électrique, tourné avec un casting américain dans la Louisiane post-Katrina, Tavernier revient en France avec un film surprenant, dans lequel les obsessions du réalisateur n’ont jamais été aussi palpables. Film singulier qui, depuis son passage à Cannes en mai dernier, ne manque pas de diviser, sans que cela ne doive cacher ce qu’il est véritablement : un très beau film.
Madame de Lafayette, c’est quand même toujours un peu le même topo : la très belle femme écartelée entre le mari épris et l’amant fougueux, entre raison et passion, la vertu en péril. Tavernier fait subir un traitement de choc à la nouvelle glaciale et lapidaire de Lafayette, surtout axée sur le point de vue de Marie de Montpensier. Le film développe les autres personnages. Les guerres de religion, présentes à l’arrière-plan du texte, se font nettement plus frontales et viennent donner extériorité et complexité à la seule histoire de couple. Mlle de Mézières, éprise du duc de Guise, se voit forcée par sa famille d’épouser le prince de Montpensier. D’abord éloignée des guerres dans un château reculé sous la houlette du Comte de Chabannes, elle s’ouvre à la culture et au monde, parvenant presque à en aimer son mari. Jusqu’à la réapparition de Guise, auréolé de faits d’armes. L’histoire est classique, c’est donc moins elle qui importe que la vision qu’en donne Tavernier et les sentiments qu’il parvient à faire surgir.
« M’aimerez-vous aussi Madame ?
-Quand vous me le commanderez. »
A la sècheresse du texte, le film offre un travail exceptionnel sur les mots. Les dialogues de Jean Cosmos rendent la parole extrêmement vivace. On est loin de la pesanteur qu’il peut y avoir parfois dans le film en costume, cette lourdeur d’une parole théâtrale quand elle passe au cinéma. Ici, les mots fusent et sont modelés par et pour chaque personnalité. La parole est lettrée, littéraire presque chez Chabannes (Lambert Wilson), le chevalier penseur ; fougueuse et un peu superficielle pour le duc de Guise (Gaspard Ulliel en bellâtre du coin) ; volubile et facétieuse pour le futur Henri III (Raphaël Personnaz, à suivre de près). Elle est emprisonnée dans le carcan social chez les jeunes époux qui ne s’expriment que par phrases toutes faites, leur gène se transformant en une légère fausseté d’un ton apprêté. D’abord seul reflet des attentes fondées en eux, le prince et la princesse prendront de l’assurance : ingénuité et sensualité pour Mélanie Thierry, tendresse puis violence pour Grégoire Leprince-Ringuet. Pour chacun, la parole devient peu à peu la matérialisation des élans du corps, vole de bouche en bouche, naturelle, à l’image de l’effort constant de Tavernier pour faire de la France du XVIe siècle une réalité palpable, quotidienne, tout sauf spectaculairement cinématographique.
Et c’est sans doute là que réside l’art, plutôt classique, de Tavernier. Plus que dans la récurrence d’un petit nombre de thématiques ou dans l’affirmation, film après film, d’un style particulier, chaque opus du réalisateur révèle une capacité à se fondre dans un contexte, à l’habiter pleinement pour le restituer à l’écran sans afféterie ni exotisme. C’est dans la visite de la Louisiane dévastée que réside l’intérêt de Dans la brume électrique, la confrontation brute entre le couple français et le Cambodge qui faisait tout l’attrait du bel Holy Lola ou encore l’immersion totale dans la brigade des stups de L.627. Tavernier dépasse la seule immersion dans un contexte et parvient à rendre celui-ci tangible. La France Renaissance de La Princesse de Montpensier s’offre pleinement, aisément comme une réalité et non pas comme un décor, une toile de fond peinte qui viendrait occuper le fond de l’écran.
Cela passe par une occupation de l’espace par les personnages. On se déplace beaucoup dans le cadre : dans les limites de l’écran, au-delà d’elles, dans la profondeur aussi… Le plan-séquence est le vecteur privilégié de cette habitation. Loin d’être pensé comme une seule performance technique, il vient à la fois découper l’espace en temps réel (les nombreux déplacements dans les châteaux, la circulation du son dans l’espace) et aussi donner corps aux relations, à ce que le discours ne dit pas. Le film engage ainsi une double lecture : celle des mots et celle des gestes, les deux s’enrichissant mutuellement. Tavernier refuse le statisme esthétique parfois facile du film d’époque. La seule scène où il se l’autorise est celle des retrouvailles entre Marie et le duc de Guise, moment de cristallisation des sentiments jusqu’alors sous-jacents et véritable plan-tableau pas loin d’évoquer la peinture de Watteau.
« J’aurais aimé moi-aussi avoir un sourire de vous. Fol espoir ! »
A la sortie de Dans la brume électrique, avait été écrit avec justesse en ces pages : « la trop grande application de la réalisation camoufle la passion qui devrait l’animer. » Renouant avec les meilleures réalisations de Tavernier, La Princesse de Montpensier ne fait pas état d’une telle scission, mais au contraire d’une articulation savante et touchante entre les deux, provenant sans doute d’une réelle empathie de l’auteur envers son personnage. Empathie qui ne tombe jamais dans la compassion de bon aloi ou la complaisance. Le réalisateur offre le portrait d’une femme de son temps : riche et protégée certes, mais aussi contrainte, sans pouvoir et trimballée comme un animal. « Je ne sais rien de ce que j’ai à faire. Les devoirs, la vie… » La princesse est à tout point de vue un personnage perdu. Non préparée à vivre en société, ne s’orientant que difficilement face aux élans du cœur, sa persévérance (à résister, à s’instruire…) n’en paraît que plus émouvante. Mélanie Thierry efface les doutes qu’on pouvait avoir sur elle : entre enfant gauche et femme volontaire, elle est une princesse inattendue et complexe. Mais comme souvent chez Madame de Lafayette, c’est le mari bafoué qui offre la plus belle figure : personnage aimant sans retour au destin tragique, d’une humanité et d’une beauté rare. Déjà à ce poste dans La Belle Personne, adaptation de La Princesse de Clèves par Christophe Honoré, Grégoire Leprince-Ringuet (même si on serait gré aux réalisateurs et producteurs d’avoir le courage de lui donner un jour le rôle de séducteur à la Guise ou Nemours) dépasse la seule jalousie pour donner à entendre celui dont on se fiche en général. Il fait du prince, pas assez héroïque pour sa femme qui lui préfère le cliché vivant du Balafré, entouré de mensonges, constamment défait, un personnage aimable au sens fort du terme, dont on ne comprend toujours pas comment il n’a pu être aimé.
Le film pêche un peu par sa longueur, s’essoufflant en deuxième partie. Mais c’est aussi paradoxalement cette longueur qui permet à Tavernier d’imposer et de rendre crédibles les situations et de faire naître certains sentiments (autant chez ses personnages que chez le spectateur). La Princesse de Montpensier est un film qui ne manquera sans doute pas de dérouter, voire d’agacer, mais en se défiant de toute séduction facile, Tavernier gagne son pari et donne, peut-être pour l’une des premières fois, le sentiment d’être un peu plus qu’un immense cinéphile et un technicien appliqué. Après près d’un demi-siècle de films : la naissance d’un grand cinéaste ?