La Piel que habito

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Magnifique, stimulant de bout en bout, le dernier Almodóvar est comme la réactualisation d’un grand cinéma participatif.

Le nouveau Pedro Almodóvar, en même temps qu’il fascine par ses propres moyens, sa seule grâce, confirme encore toutes les subtilités perçues dans ses derniers films. Plus que jamais, l’ex-chef de file de la Movida, cinéaste de l’excès, du débordement, se révèle travaillé par l’une des quêtes les plus stimulantes du cinéma : la révélation d’une vérité par et dans l’image, le découpage, le montage ; soit une possible définition de la fameuse « direction de spectateurs » hitchcockienne. Manqué en ces parages, Etreintes brisées (2009), son précédent opus, était peut-être bien son plus beau film, franchissant un pas que même l’inoubliable Parle avec elle (2002) n’avait su annoncer. Tout cette fois était donné dès le départ. Rien, aucun mystère, aucune révélation n’étaient à attendre in fine d’un récit suivant simplement sa ligne claire, trop claire pour être vraie. Et pourtant. L’émotion incroyable accompagnant la découverte d’Etreintes brisées était celle d’un film qui, s’il traitait en effet du cinéma, et avec lui de toutes les images, représentations et clichés qui presque naturellement l’accompagnent, était résolu à ne rien proposer d’autre, au final, que leur accueil, tels qu’ils se donnaient, à la hauteur de leur plus modeste « vérité ».

Devenu aveugle, le héros, un cinéaste, achevait son dernier film des années après l’interruption du tournage en concluant de mémoire sur ces mots : « même s’il n’est pas vu, un film doit toujours être terminé ». Autrement dit : qu’importe la révélation, l’exposition d’une vérité ou une image, la conscience partagée de son existence peut-être suffisante pour avancer. Puissante profession de foi, de la part de l’auteur de Femmes au bord de la crise de nerfs (1989), qui depuis une quinzaine d’années ne semble mû que par une obsession, donnant son intitulé au premier de ses films « de la maturité » : La Fleur de mon secret (1995).

 

Una historia de amor ?

Si le cinéaste n’a bien sûr – et heureusement – jamais tout à fait abandonné l’aspiration baroque, assez bigarrée ayant à l’origine caractérisé son art, force est de reconnaître que depuis ce film, à la surface n’a cessé de se rattacher une hantise, une volonté de ne surtout pas oublier, surtout pas perdre de vue l’identité réelle de ce qui est maquillé, coloré, modifié. Ce cinéma est avant tout fait de circulation (de motifs, d’idées, de désirs, de secrets, de corps…) et idéalement de symbiose (entre les personnages, les acteurs, le cinéaste et ses acteurs, les acteurs et la caméra, le spectateur et le fil parfois très tordu, souvent ultra-complexe du récit, etc.). D’où qu’au sortir d’à peu près tous ses derniers films (à l’exception peut-être d’une Mauvaise éducation un peu boiteuse), à l’assurance d’avoir assisté à un beau spectacle prévaut la conviction d’avoir saisi un message caché, été en phase, au bon moment, avec un secret magnifique.

Adapté de Mygale, un roman de Thierry Jonquet, La Piel que habito (en français « la peau que j’habite ») est tout à fait en droite ligne du geste du dernier Almodóvar (terme certes discutable, car tendant à négliger le caractère évolutif, au fond très cohérent d’une œuvre de maintenant plus de trente ans). Raison pour laquelle, y compris et peut-être surtout pour ceux qui connaissent le livre, il serait bien maladroit de détailler ici la trame du récit. Tout juste peut-on dire que le maître espagnol réussit à donner corps à l’impensable, à déclencher un sentiment d’autant plus précieux que ne reposant sur aucun autre procédé que sa maîtrise absolue de l’art narratif, portée notamment par un sens du découpage cette fois encore aussi subtil qu’implacable.

Partant d’un postulat voisin de celui des Yeux sans visage de Georges Franju, à savoir l’histoire d’un médecin détenant une jeune femme à des fins expérimentales – dans le but, sans trop en dire, d’en faire le support d’un « changement de peau » – Almodóvar s’engage durant une bonne heure sur des terrains très glissants, laissant craindre un retour à la veine la plus lourde de sa première période : apparition de personnages hauts en couleur, certes amusants et intriguants au départ (tendance Kika), mais dont la présence lourde, à trop s’éterniser, risquerait de faire durablement dévier le film de sa précieuse part de mystère et d’ambiguïté ; gimmicks de mauvais thriller rappelant que, décidément, Pedro n’est vraiment pas à l’aise avec le genre (quoique tout reste affaire d’acception).

 

El hombre

 

Assez tôt, le fan de Parle avec elle et d’Etreintes brisées, grands films de la circulation sourde des motifs, du déchiffrage discret, se voit tenté de conclure à la possible infériorité d’un film qui, bien que de très haut niveau, semble céder sans prudence aux sirènes de l’extravagance, du too much, du fake. Avant que, petit à petit, tout ne commence à se nouer, discrètement mais sûrement, le cinéaste, le film, les personnages se reprenant au fil des plans. A croire qu’Almodóvar, en bifurquant, après une entame toute en points de suspension, du côté de l’hystérie, du bain de sang et de la régression animale, se permet une distraction qu’il ne doute pas de savoir modérer. Grand cinéaste du tout, il est également totalement à l’aise avec la partie, variant le tempo en fonction du décor, du point de vue adopté, et surtout des enjeux de chaque scène. Plusieurs films cohabitent ainsi d’autant mieux que ce sont les personnages qui les portent. Chaque personnage, par ses souvenirs, ses rêves, son potentiel d’imaginaire se fait un film, est l’administrateur d’un scénario et donc de la séquence qui lui correspond.

Ici encore, s’épanouissent la loi du désir, le labyrinthe des passions, la fleur de tous les secrets. Exprimée (la stupéfiante séquence finale) ou devinée (association par le spectateur, avant même d’en avoir la preuve visuelle, de deux situations a priori distinctes), la « vérité » s’offre comme le fruit d’une pure articulation de motifs. Que celle-ci prenne forme, qu’il y ait in fine révélation n’est, dans ce cinéma, pas tellement la question, Almodóvar étant peut-être l’un des cinéastes contemporains les plus « croyants », les plus positivistes. La principale inquiétude est surtout celle du rythme, du transport de cette révélation, la coordination des raisons respectives de tous les acteurs du récit : son directeur (le cinéaste), ses vecteurs (les personnages) et son récepteur (le spectateur). Plus précisément encore : tous les personnages de La Piel que habito occupent ces trois fonctions, racontent (dirigent) à qui de droit ce qu’ils ont vécu il y a quelques jours ou quelques années (en tant que vecteurs de leur propre vie, acteurs de leur destin) tout en restant disposés à en savoir davantage en retour, comme en attente d’un accusé de réception, d’une attestation de l’existence de cette vie.

 

La ultima mujer

Ce souci de coordination interne et externe est ce qui, en définitive, distingue encore Almodóvar, à l’heure où son œuvre semble avoir atteint un réel équilibre. Peu d’auteurs depuis Welles, Hitchcock, Resnais toujours, semblent à ce point regardants sur le mécanisme de leurs récits, aussi soucieux du plus infime détail susceptible d’en garantir la compréhension. Grands formalistes, leur travail est pourtant motivé avant tout par un vertigineux principe de suggestion, révélateur d’une confiance sans faille dans l’intelligence du spectateur, son aptitude à deviner, identifier la place réelle dans l’histoire de chaque motif de la surface trop lisse de l’image. L’émotion ainsi que le plaisir suscités par leurs plus grands films sont ceux d’une prise de conscience sans cesse renouvelée du potentiel interactif du cinéma. Aussi, La Piel que habito, sans être – loin de là – le plus grand film d’Almodóvar, s’impose-t-il à ce jour comme l’une des pièces maîtresses d’une œuvre parmi les plus vivantes et ouvertes d’aujourd’hui, abritant le doux paradoxe d’un accomplissement plein d’humilité.

Titre original : La Piel que habito

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Durée : 117 mn


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