La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter – Charles Laughton, 1955)

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Coup d’essai, coup de maître. Charles Laughton réussit à inscrire son premier long métrage au panthéon des chefs-d’oeuvres cinématographiques.

Charles Laughton disait de lui-même : « J’ai un visage qui arrêterait un cadran solaire ». Force est de constater que son film ne semble subir aucun contretemps dans sa course le menant aux cimes du septième art.

1955. Alors que les relations Ouest-Est se crispent et se glacent et tandis que la ségrégation raciale semble peu à peu prendre fin sur le continent américain, se fomente dans l’esprit décalé d’un acteur aussi original que facétieux une adaptation d’un roman de l’écrivain et scénariste américain David Grubb. Lentement, précieusement, délicieusement, cette réalisation, modeste et mal accueillie à sa sortie, va s’imposer comme un modèle du genre (des genres), le paradigme du film culte qui s’ignore mais qui marque encore aujourd’hui des générations de réalisateurs, chanteurs et autres critiques.

Performance artistique et tableaux vivants

Où, diable, ce chenapan de Quasimodo est-il allé chercher cette pépite de manichéisme et ce conte moral-amoral d’une noirceur presque cristalline, aussi caressant que les plus belles tonalités d’un Orphée mythique ? Car le film arrive, sans prétention, à atteindre une sorte de quintessence du tout fondu dans un noir et blanc magique : à la fois tableau naturaliste lorsqu’il dépeint la misère des enfants abandonnés, expressionisme dans les jeux d’ombres chinoises et dans ce plan sous-marin d’une extrême poésie lorsque les cheveux de Willa Harper se nouent à la flore marine et composent une de ces fresques mystiques à rendre jaloux un Raphaël. Iconographie aussi lors de la confrontation de deux rapports à la religion et à Dieu, opéra gothique dans cette chambre en forme de chapelle, veuve bras en croix et exterminateur déroulant de ses bras funestes une danse mortifère. Impressionnisme enfin dans ces moments fugitifs qui insèrent les personnages dans une réalité noire.

De panoramas picturaux en tableaux vivants, le film pâtit cependant de cette magnificence trop aboutie et figée, à l’image de ces mannequins sur papier glacé qui ont la froideur de leur beauté. La photographie est parfois trop rocailleuse, léchée, soignée : du Don Quichotte de Cervantès prostré sur son canasson sur fond de paysage virginien à la Madone attendant la sentence finale dans un abandon total à Dieu, le film frôle l’utopie esthétique dans une approche à la lisière de l’overdose lyrique.

Il n’en reste pas moins que Charles Laughton, à grand renfort d’outils filmiques – un jeu sur le rythme, scandé par une musique dérangeante à souhait -, dirige, en chef d’orchestre passionné, un concerto enthousiasmant. Ballet des lignes de fuite, chorégraphie géographique et aménagement architectural de l’espace dessinent un arrière-plan actif et subjectif, qui s’ouvre et se referme à loisir : la maison, pourtant halo de chaleur familiale et source de recueillement, devient subitement anxiogène. Une demeure à la Gregor Schneider froide, odorante, crispante où chaque ombre est interprétée en termes de mal-être et de souffrance potentielle, où les murs se meuvent langoureusement pour former un ultime tombeau et où la silhouette croque-mitaine de Robert Mitchum dégouline sur les façades noirâtres.
 
Le film s’ouvre sur un ciel étoilé que n’aurait en rien renié Van Gogh (La Nuit étoilée, 1889), et sur une tirade prédicatrice de Lillian Gish. Le ton est donné et La Nuit du chasseur ne baignera plus que dans l’évocation religieuse, la parabole détournée, le faux puritanisme et la prêche subtilement sermonneuse – sans tomber dans la moralisation. Les tableaux s’enchaînent alors : d’une vue aérienne, un accident se découvre, d’un travelling, un pasteur se dévoile, dans les hors-champs se devinent des sentiments, des peurs qui suffisent à exister sans l’image mais qui donnent la douloureuse impression de les ressentir.

La trame scénaristique est d’une simplicité à avaler de travers une hostie. Un pasteur, meurtrier et voleur, apprend de son compagnon de cellule que celui-ci a dissimulé un butin volé pour sortir sa famille de la misère. Une fois purgée sa peine, notre menteur tentera de percer le mystère de ce pactole dérobé. La séduction de la veuve et de la population villageoise principalement féminine ne constituera qu’une banalité chronologique jusqu’à rencontrer un ultime rempart : l’innocence et la clairvoyance de l’enfant, schéma typique du cinéma de papa, d’opposer des bambins, saisis dans la chaleur de leurs souffrances à des adultes symboles de partialité et d’aveuglement… Rejetés par leurs camarades et traqués par un déséquilibré, tout n’est que douleur dans la vie de ces enfants, mais une douleur acceptée sans pathos ni déclamation mais qui s’apaisera un temps lors de la dérive sur l’Ohio – opposition eau (havre de paix) terre (cimetière de malheur) – d’un profond lyrisme.

« De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou ». Michel Foucault

La Nuit du chasseur
c’est d’abord le courage de l’amoralisme. Comprenez la mise en scène d’une personne avide tantôt redoutable, tantôt d’une bouffonnerie confondante. L’ambivalence est peut-être ce qui effraie le plus chez le révérend Powell, cette facilité à passer de servile mouton – en prison, lorsqu’il est confronté à Ben Harper qui le perce à jour comme il poignarde ses victimes – à chasseur infatigable (« Mais il ne dort jamais » remarquera John Harper), à épouser les traits du père de famille aimant puis ceux d’Antéchrist revêche ou de l’Ange déchu sorti du feu des Ténèbres et sifflotant des airs païens incantatoires. Et si, finalement, il ne symbolisait pas l’ensemble des conflits internes de l’Homme et cette limite ténue entre le Bien et le Mal, l’interdit et le permis qui tiraille l’Homme depuis la nuit des temps ? Amen… ou pas. Mais ces deux poings fermés en tout point identiques ne se différencient que par les termes inscrits (Hate – Love), que par l’imposition d’une norme « humaine » et fascisante finalement… Qu’est-ce qui sépare cette folie meurtrière de cette meute abrutie qui donne à ce prêcheur mythomane le bon Dieu sans confession ? Qui des deux est le plus déséquilibré : le gourou ou ses adeptes qui s’accrochent à l’espoir messianique comme un chien à son os ?

Victor Hugo écrivait dans Quatre-Vingt-Treize (1874) : « Une idée fixe aboutit à la folie ou à l’héroïsme ». Des idées fixes, le révérend en compte deux : la recherche mercantiliste de son trésor – avec le retournement final de John refusant cet argent – et cette peau féminine qui affole les sens et le renvoie à sa propre inaction et à ses refoulements intimes. La jouissance passera ici par la frustration, par l’inassouvissement du désir charnel bien que le plaisir se manifeste finalement par le couteau, cet objet phallique qui transperce les chairs, l’abandon n’étant plus partiel mais bien total et définitif.

Thomas Szasz dans Fabriquer la folie (1976) avançait : « Quand un Homme parle à Dieu, on dit qu’il prie. Quand Dieu parle à un Homme, on dit de ce dernier qu’il est schizophrène ». C’est avec l’arrivée de Lillian Gish en matrone au grand cœur que le révérend est percé à jour et qu’il bascule de l’autre côté, celui honni et rejeté, dans un combat final, allégorie de lutte apocalyptique entre le Bien et le Mal. La critique se porte aussi sur une population aveugle qui rejettera sa propre culpabilité sur Harry Powell, victime expiatoire qui progressivement disparaîtra du champ pour n’être réduit qu’à une entité invisible. Critique enfin de ces femmes faibles, de la petite Pearl à Willa, en passant par Ruby et Icey qui se laisseront guider par leurs émotions et charmer par ce diable de p(r)êcheur.

Charles Laughton a sûrement réalisé une merveille chuchotante et dérangeante, flirtant délicatement avec différents genres – le conte pour enfants dans l’imaginaire sollicité, le film noir dans l’instrumentalisation de la peur, Orson Welles dans ces jeux de lumières – et n’hésitant pas à brasser une myriade de thèmes originaux avec dérision et impertinence.

Du Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, 1975) en passant par les réalisations des frères Coen (Arizona Junior, 1987 ; The Big Lebowski, 1998 ; The Barber : l’homme qui n’était pas là, 2001 ; Ladykillers, 2004), sans oublier la chanson Cautious Man (1987)de Bruce Springsteen ("On his right hand Billy’d tattooed the word ‘love’ / And on his left hand was the word ‘fear’ / And in which hand he held his fate was never clear"), ce film s’est imposé dans l’imaginaire collectif comme le Pasteur Harry Powell (Robert Mitchum) l’a fait dans ce petit village de l’Amérique rurale des années 1930 en pleine Dépression.

« Gardez-vous des faux prophètes »
conclut Lillian Gish. Diable, qu’elle a raison ! mais Dieu, que c’est bon de se laisser tenter.

Titre original : The Night of the Hunter

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Durée : 93 mn


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