La Belle au bois dormant (Sleeping Beauty – Clyde Geronimi, 1959)

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Le conte médiéval vu et animé par les studios Disney.

La Belle au bois dormant rompt de manière assez saisissante avec les deux précédentes adaptations de contes pour enfants réalisées par Disney. Si Cendrillon (Clyde Geronimi, 1950) et Blanche-Neige et les sept nains (David Hand, 1937) s’inscrivaient dans la double tradition Perrault/Grimm, La Belle au bois dormant s’en éloigne et forge une matière hybride, à la lisière de la fantasy. Un conte, c’est avant tout une morale, une trame parfois expéditive (particulièrement chez les Grimm) inscrite dans un monde merveilleux peuplé de fées, d’ogres et de rois. En bonus, et ce depuis Freud, l’interprétation psychanalytique garnit l’analyse d’un niveau de compréhension supplémentaire. Difficile toutefois d’établir les principes du père Sigmund pour disséquer le Sleeping Beauty de l’entreprise Disney, difficile aussi d’y extraire une véritable morale. La Belle au bois dormant séduit par un tout autre réseau : combat entre le Bien et le Mal, narration virevoltante et esthétique léchée.

Tout débute par la naissance d’Aurora, élément central et amorce narrative. Les deux parents royaux célèbrent la naissance en grande pompe, bannerets divers, nobles nombreux, tous convergent vers le château dans un concert de couleurs harmonieusement agencé par les artisans Disney. Le conte pourrait flâner tranquillement vers une issue proche de la version de Perrault sans l’arrivée de Maléfique, la mauvaise fée, vent de discorde qui, d’un éclair, noircit les teintes, étouffe l’allégresse. Chez Perrault, ce personnage de magicienne négative, anonyme, n’a pas la même ampleur. C’est la cour qui émoustille sa susceptibilité en oubliant de l’inviter. Maléfique, autoproclamée "mistress of all evil", porte le mal en elle, aucun protagoniste ne provoquant véritablement son machiavélisme. Seule la fée verte, naïve et sensible, issue du trio de fées opposé à Maléfique, émettra un semblant de pitié, de compassion envers cette incarnation du Mal. Tout du long, Maléfique se dresse en obstacle, non en but à éradiquer… Mais quel obstacle ! De l’infiltration du château à la lutte finale contre la sorcière changée en dragon, plusieurs séquences portent l’histoire vers un manichéisme trépidant, un affrontement entre deux noms. Le prince n’est plus cet être archétypal, sans identité propre comme dans Blanche-Neige et Cendrillon. Gratifié d’un nom, il devient le prince Philippe.
 
 

 
  
  
La princesse, à l’horizon, toujours, s’efface au profit d’une myriade de personnages. Disney se devait d’innover, de se détacher des deux autres contes, tout en rallongeant le matériau de base. Ainsi, le champ s’intéresse très peu à la belle, on gomme Aurora pour n’en préserver que la silhouette. La narration gambade autour des trois fées, du prince, des deux rois. Dans une séquence optionnelle, îlot comique situé à quelques kilomètres du continent narratif, les deux autorités royales (le père d’Aurora et le père de Philippe) boivent, s’échaudent, se réconcilient et tombent sur un barde, ivre mort. Ce personnage minuscule, chute du sketch, rattrapé in extremis par la trame galopante – le prince revient des bois -, tient du petit griffonnage de mauvais élève osé sous la copie appliquée rendue au professeur Walt. Son sujet de dissert’ disait : Adaptez La Belle au bois dormant en dessin animé. Vous vous appuierez sur la version de Charles Perrault ainsi sur les codes narratifs hollywoodiens vus en classe d’animation depuis 1923. Certains répondirent correctement, d’autres non. Mais tout, heureusement, fut conservé pour l’écran.

Dans La Belle au bois dormant, on peint le détail décoratif. Bambi et son inspiration impressionniste – presque un viol d’un point de vue théorique – recentrait l’œil du spectateur par l’esquisse de décors brumeux. Pour La Belle au bois dormant, Disney change son fusil d’épaule et applique une mimésis d’inspiration picturale. Rainure du bois travaillé par l’homme, écorce palpable, solidité de la pierre, de la perception visuelle, ce réalisme de l’arrière-plan – assez unique pour un conte -, font que nous passons au domaine de la sensation totale. Eyvind Earle, responsable des décors, débarrasse les peintres Brueghel et Van Eyck de leur fatras religieux pour ne reprendre que leur passion de la perspective, du détail luxueux.
 
On chipe à des peintres du 15e pour situer l’action au 14e siècle, autre hérésie faite au conte que celle de nommer l’époque, rapprochant La Belle au bois dormant du roman chevaleresque. Le prince de Perrault, incrusté au milieu du récit, jeté dans une douce quête, réveillait sa belle dans une ambiance apaisante. Disney troque cette bienveillance pour l’amour de l’action, de la libération du prince par les fées jusqu’au combat entre saint Georges/Philippe et le dragon, où dès lors le rythme s’emballe. Coup d’adrénaline, luttes épiques, les coups pleuvent, baguettes magiques, épée, sorts, flammes, flèches, le romantisme est jeté entre parenthèses, comme un Douglas Fairbanks de celluloïds, le prince cogne et fonce vers sa belle.
 
 

 
 
Dans cette séquence, ce sont les fées qui tiennent en haleine. Magie de l’animation qui transfigure, un corbeau changé en gargouille, des flèches en fleurs, des rochers en arc-en-ciel. À elles seules, Flora, Fauna et Merryweather – notez, encore des noms – distribuent tout le positif du merveilleux. Folie de couleurs schizophrène qui voit, dans un drôle de combat final, Flora et Merryweather lutter pour asseoir une domination chromatique. Bleu, rose, bleu, rose, cette ultime danse – rappelant l’autre inspiration : le ballet éponyme de Tchaikovski – clôt dans une parfaite continuité tout le gothique flamboyant distillé durant du film.

Difficile de résister à cette cathédrale de style, malicieuse et vivifiante. Malgré la charpente de la narration, tout ce qui fait le sel du film tient peut-être à ces détails, ses personnages secondaires, héros de quelques minutes – voire de toute une heure pour les quatre fées -, ses décors, dévoilant les hommes, les animateurs sous l’usine Disney. Marc Davis, l’un des "nine old men" – surnom donné par Walt Disney à neuf animateurs -, pygmalion de Maléfique. Frank Thomas, Ollie Johnston, duo défenseur de la diversité contre la fadeur du patron Walt qui proposait d’homogénéiser les trois fées. Chantier rassemblant une petite centaine de personnes, La Belle au bois dormant révèle derrière sa trame claire et ordonnée une fourmilière un poil anarchique. Une fois la princesse bordée, cette grande soirée de feu, de vert, de sorts et de dragons peut enfin démarrer.

Titre original : Sleeping Beauty

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Durée : 75 mn


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