Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup
Au début du XXe siècle, la tribu des Osages jouit de tous les bénéfices des revenus du pétrole présent sur leur terre et est intégrée au système américain. Alors qu’Ernest Burkhart revient de la Première Guerre mondiale auprès de son oncle William Hale, qui le charge de charmer une Ossage, Molly, pour s’accaparer ses revenus, des meurtres dans la communauté indienne se multiplient. Tiré d’une histoire vraie, la particularité de ce Scorsese de facture classique, tient peut-être au point de vue du personnage par lequel il capte en grande partie son histoire. Ernest Burkhart est un peu simple d’esprit, naïf, et il fait aveuglément confiance à son oncle, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des qualités, à commencer par sa sensibilité. Autant de caractéristiques qui rendent le personnage opaque et ambigu, tant et si bien que tout le premier tiers du film se trouve lui-même dans une forme de brouillard moral. Accolé d’un personnage happé presque malgré lui dans cet univers, le spectateur se retrouve dans un monde trouble et violent, où la légalité est mal définie et où l’on ne sait plus vraiment ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, qui est bon ou mauvais. Une ambiguïté qui se lève à mesure que les meurtres prolifèrent, que l’origine de la nature criminelle du milieu se précise et que la vérité devient limpide : le système auquel les Osages ont souscrit et pour lequel ils ont accepté de perdre une partie de leur identité est pourri à la base, vérolé par le désir de pouvoirs d’individus, des loups, contre lesquels ils ne peuvent pas véritablement lutter.
Un talent net et tranchant
L’opacité dans laquelle plonge le spectateur émane aussi de l’indétermination de l’origine d’une partie des meurtres du récit, au point qu’on ne peut ainsi jamais savoir si les assassinats sont tous vraiment connectés ensemble. Les meurtres au cœur de l’intrigue, ainsi noyés dans cet univers violent, contribuent alors eux aussi à pointer du doigt le véritable responsable de ce drame : l’environnement créé par le système. L’ambiguïté est donc l’atout de Killers of the flower Moon, et cette dernière n’est pas uniquement l’apanage d’Ernest Burkhart. Intelligemment écrit, aucun des personnages n’est entièrement bon, mauvais ou victime, qu’il soit blanc ou Ossages. Cet atout est magnifié par les acteurs, Lily Gladstone etla distribution incarnant les Osages sont formidables de calme et de naturel. Mais tous font pâle figure face à Robert De Niro et Leonardo DiCaprio, que Scorsese a l’intelligence non pas de confronter, mais de faire complice. De Niro voit ainsi le mystère qui entoure ses motivations accentuées par son attitude : chaque tique et posture sous-entendent la vérité d’un être se voulant doux comme un agneau, mais qui est en réalité un vautour avide de chair fraîche. Et DiCaprio parvient à faire ressentir la naïveté de son personnage par la pureté de ses émotions au point qu’il donne l’impression d’être un enfant aux pulsions d’adulte. Ce faisant, juger ces deux individus en devient complexe, et ce malgré la nature abjecte de leurs crimes. Ces deux personnages revêtent même une dimension symbolique, celle de la jeune Amérique naïve et du vieil oncle Sam. Deux symboles qui sont donc démythifiés : la jeune Amérique est une jouisseuse imbécile dont les crimes sont d’autant plus odieux qu’ils sont commis dans une forme d’innocence, et l’oncle Sam est poussé à l’inhumanité par sa passion du pouvoir.
Pas de montagnes russes
Toutefois, malgré ces qualités, l’ensemble est filmé sagement par Scorsese, au point que cela en constitue le point faible de l’œuvre. Car si l’économie d’effets de styles permet à l’auteur de conter son histoire avec clarté, cela enlève aussi une part cruciale à sa patte : son énergie visuelle qui donne un aspect organique à ses films. Cet aspect, qui magnifie habituellement l’émotion des personnages et qui est porteur de tout un sous-texte subtil, manque ici. Ainsi, cette édulcoration du style handicape Killers of the flower Moon en ôtant de l’ampleur à sa mise en scène et en ralentissant un peu trop son rythme. Qui plus est, plongé directement le public dans un monde mauvais à l’origine, sans véritablement le sentir évoluer, donne parfois la sensation que le film stagne et ploie sous le besoin de vouloir bien conter son histoire et rendre justice. Dans la même ligne de cette édulcoration pour cause de didactisme (à moins qu’Apple, le producteur, n’ait eu des velléités de censure pour éviter de choquer les petites sensibilités) Martin Scorsese se montre très sage en ce qui concerne la représentation graphique de la violence comme du vocabulaire de ses personnages. Distant durant les scènes de mise à mort, dur, mais ne choquant pas, l’auteur perd ainsi en puissance et interpelle moins qu’à l’accoutumée. Ce faisant, là où la brutalité de ses films choque et pousse à la réflexion par l’humour noir, la crudité et le contexte dans lequel elle est commise, parce qu’elle est ici édulcorée, elle rend l’injustice subie par les Osages plus banales. Oui, l’histoire narrée est tragique, mais Killers of the flower moon le montre plus qu’il ne le fait ressentir à son public, d’où un sentiment d’inachevé lorsque la conclusion tombe.
Au cœur des ténèbres
C’est d’autant plus dommage que, sporadiquement et bien qu’un peu diluées dans des champs contrechamps, certaines séquences sont percutantes, lyriques et grandioses. Comme cette danse d’Indiens au ralenti au milieu d’un puits de pétrole crachant ses tripes au son d’un rock. Ou encore, cette confrontation De Niro/DiCaprio dans deux cellules face à face au sein d’un environnement abstrait, forgée par les ombres et les ténèbres. Par ailleurs, l’évolution de l’espace scénique du film, qui part d’extérieurs pour aller de plus en plus vers des intérieurs en studio, plus abstraits et étouffants, donne le sentiment au public d’entré dans un piège sordide comme le font Molly et son peuple. À nouveau, symboliquement, l’enfermement de ce personnage dans des lieux clos, où tout comportement n’est qu’artifice, qui la coupe définitivement de sa culture ancestrale, parachève de signifier son intégration dans une culture qui n’est pas la sienne et qui la tue lentement. Mais ce dernier aspect est aussi trop atténué par la durée de l’œuvre, ainsi que par la concentration du point de vue autour de celui d’Ernest Burkhart. Enfin, s’ils sont bien présents, les thèmes chers à Scorsese que sont les relations homme/femme conflictuelles, la foi, la rédemption, sont eux aussi plus ou moins mis de côté au profit de la trame de l’histoire. Le racisme ordinaire des personnages, presque drôle tant il est brut de décoffrage, ou le féminisme subtil du scénario, ne compensent jamais cette perte, de même que la bande sonore inspirée ne parvient pas à rattraper la tendance à l’académisme de l’œuvre.
Il était une fois…
On l’aura donc compris, une trop grande volonté de didactisme dans le but de rendre justice aura poussé Martin Scorsese à édulcorer son style au point d’en devenir contre-productif, et de ne livrer qu’un bon film. Car oui, qu’on ne s’y trompe pas, Killers of the flower Moon est un bon film bien fait et, surtout, incroyablement joué. Il n’est juste pas un grand film ni un chef-d’œuvre, deux catégories auxquelles l’un des plus grands metteurs en scène d’une nouvelle Hollywood nous a habituées. Ainsi, et à la différence des Infiltés où d’un Shutter Island, auxquels on aurait pu le rattacher, ce film est oubliable, même si tout un chacun saura prendre plaisir en allant le voir. Jamais aussi puissant qu’un There Will Be Blood, qui est en dit plus et mieux sur l’Amérique d’alors (et en moins de temps), mais toujours de bonnes factures et indispensable pour les fous du Roi Léo ou de la légende De Niro, Killers of the flower Moon est à aller voir à l’occasion, sans pour autant qu’il y ait obligation.