Je suis un fugitif

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Dans ce film glauque au pessimisme foncier, quasi ignoré et pourtant précurseur, Alberto Cavalcanti exhibe un monde sans héros; uniquement peuplé de manipulateurs veules et sournois, de malfrats sans foi ni loi, de femmes fatales, de harpies, de mégères ou d’épaves à la dérive. Ce film noir s’inscrit dans la lignée des nombreux films spiv britanniques, un sous-genre qui fit florès dans l’immédiat après-guerre. Redécouverte…

Itinéraire d’un cinéaste sous-évalué

D’origine brésilienne, Alberto Cavalcanti se destine à embrasser la carrière d’architecte. Il bifurque et découvre sa vocation manquée par un concours de circonstance en devenant successivement le décorateur de Marcel L’herbier, Louis Delluc et Marc Allégret. Il fréquente assidûment le milieu de l’avant-garde surréaliste et se trouve mêlé à cette incubation artistique très en phase avec son époque: “Nous disposions d’ un atout de taille dans notre manche à côtoyer tout ce vivier d’artistes: peintres, sculpteurs et écrivains” concèdera-t-il rétrospectivement.

Par la suite, Cavalcanti croise la route de John Grierson, le père du film documentaire britannique et canadien qui
contribue à affûter son regard social à travers les nombreux courts métrages qu’il va réaliser pour ce mouvement d’expression. En 1940, il rejoint Michael Balcon et les studios Ealing qui voit en lui “un homme hautement civilisé et un personnage hors du commun. De l’ensemble de la troupe de réalisateurs, le plus important et le plus talentueux “.

De la Grande Dépression au Royaume-Uni et son train de souffrances et de privations extrêmes découlant des
années de guerre, résulte une population exsangue, mécontente et en colère. La communauté, dans son ensemble, évince le parti conservateur (Tories) pour installer au pouvoir au long terme (6 ans) les travaillistes du Labour party en la personne de Clément Addley avec une majorité écrasante en Juillet 1945. Après une collaboration intense, Cavalcanti ne fera plus parler de lui dans une longue traversée du désert où il retourne au Brésil pour réaliser ses dernières fictions en conservant l’incognito jusqu’à la fin de ses jours. Alberto Cavalcanti, c’est d’abord et surtout le cinéaste à qui l’on doit l’épisode fantastique le plus mémorable de Au coeur de la nuit (1945).

Expressionnisme dickensien et stylisation disruptive

L’aigreur, la disette et les privations sont reflétées dans ces films noirs de l’immédiat après-guerre qui singent
l’esthétique hollywoodienne tout en y imprimant un pessimisme, une gouaille et une verdeur d’expression typiquement british.

En cela, Je suis un fugitif, titre français assez plat et peu suggestif au demeurant, est précurseur dans sa stylisation disruptive. Les plans inauguraux sont lugubres dans l’exposition de ruelles de Londres-bouges dickensiens- entraperçues dans une pénombre expressionniste à couper au couteau; une photographie en clairs obscurs contrastés qu’on doit à Otto Heller. Cavalcanti accumule les indices macabres et mortuaires qui préfigurent autant de manifestations d’humour noir.

La façade sombre et claustrophobe du film est un salon funéraire factice, empli de cercueils, dissimulant des
marchandises de contrebande: l’entreprise de pompes funèbres Valhalla. Ironiquement, le patronyme évoque le
paradis d’Odin où seuls sont censés se retrouver les plus braves. En l’occurrence, Valhalla se traduit par “salle des déchus”.

 

 

Un avatar du film noir d’outre-atlantique: le spiv film

Je suis un fugitif est un avatar de film noir caractéristique du climat de malaise social régnant dans la Grand-Bretagne de l’immédiat après-guerre: le”spiv film”. Dans le dialecte vernaculaire du cockney, le spiv désigne un malfrat de petite envergure, sorte d’apache des villes qui trempe dans toutes sortes de combines et malversations douteuses et illicites. Où le chef de gang porte beau sur lui, affirmant ainsi son autorité sur une cour des miracles, une engeance des bas-fonds, une pègre malfaisante aux nombreuses ramifications interlopes.

Dans la veine florissante des films de gangsters des années 40 prônés par Hollywood et surtout la Warner
Bros, ce genre s’émancipa de la propagande du temps de guerre pour dépeindre crûment la réalité sociale
sordide et la moralité délétère des villes urbaines confrontées à la misère noire, aux privations et rationnements.

Le film de Cavalcanti offre une plongée en immersion dans un cloaque humain où les harpies, les mégères, les femmes fatales, les prostituées édentées, les épaves faisandées, les escrocs et hommes de main à la mine patibulaire s’observent dans le vivier d’un pandémonium.

Bas-fonds brechtiens et déliquescence dickensienne

L’œuvre funeste à souhait, se fait encore l’écho macabre d’une société d’après-guerre qui dévoile ses bas-fonds brechtiens dans un climat de déliquescence dickensienne. Cavalcanti s’inspire de l’atmosphère expressionniste de L’opéra de quat’ sous de Pabst (1931). Ici, le parler vert cockney redouble la gouaille faubourienne de la langue de Goethe.

Le personnage de Clem Morgan (Trevor Howard) est symptomatique d’un déracinement et d’une inadaptation. Il est proprement incapable de refaire surface suite à son expérience traumatisante de héros démobilisé de la Royale Air Force et, conséquemment, il est déclaré inapte à la vie civile. Telle une recrue partie en découdre à la guerre, il s’évertue à faire dans le civil ce qu’il a accompli au titre de militaire en uniforme mais en vain. C’est pourquoi il sombre dans l’alcoolisme et se laisse littéralement débaucher dans une spirale d’ encanaillement où il est la caution honorable d’un trafic éhonté de cigarettes, de bas nylon et d’alcool frelaté, précieuses denrées du marché noir. Jusqu’au moment où il découvre que ces trafics ne sont qu’une façade pour dealer de la drogue, marché autrement plus lucratif. Par désœuvrement et lassitude, Clem échoue dans ce gang de racketteurs dont il deviendra le bouc
émissaire à la tête duquel trône une petite gouape ordurière, Narcy, diminutif pour Narcisse, (Griffith Jones); méprisante et psychopathe. La petite frappe personnifie un (dés)ordre social vil et corrompu à l’extrême qui veut se servir du vétéran héros de guerre démobilisé comme la façade de respectabilité et la caution de sa “libre entreprise” servant sa cause dévoyée.

Le film s’inscrit dans la lignée des nombreux films noirs britanniques qui ont fait florès dans la même veine tels
Odd man out ou encore Le troisième homme où Harry Lime (Orson Welles) serait l’apothéose néfaste d’une criminalité du marché noir sans scrupules. Les valeurs qui ont permis de remporter la guerre au forceps sont à présent démodées tandis que le pays, tout entier englué dans une morosité ambiante, s’efforce d’oublier cette souillure collective d’ampleur.

 

 

Une violence compulsive impensable ramenée aux standards de l’époque

Je suis un fugitif dépeint sans concessions l’envers du décor urbain de la misère noire. Il ne s’agit pas uniquement de montrer la pègre criminelle profitant de la corruption sociale dans les larcins et vilenies qu’elle commet au quotidien. Mais aussi de laisser entrevoir cette gangrène se répandant comme un fléau dévastateur pour infecter les mœurs de la petite-bourgeoisie rurale aussi bien. Alors que Clem, échappé de la captivité dans laquelle il est contraint et
toujours en cavale pour des crimes qu’il n’a pas commis et dont on veut lui faire porter le chapeau, trouve refuge
dans un foyer de circonstance, il affronte une harpie désireuse d’en finir avec son épave alcoolique de mari qui l’instrumentalise pour cette mission. Dans le coaltar, Clem s’éclipse aussi imperceptiblement qu’il a fait irruption par accident, laissant la haridelle décharger son revolver sur son soûlard de bonhomme dans une scène dantesque, inouïe de violence compulsive.

Cavalcanti tient tête face aux injonctions du Production code visant à tempérer la violence latente et manifeste
de son film où la gente féminine est une victime désignée et expiatoire; brutalisée à tour de bras. Le réalisme sombre des images, telles ces mansardes faiblement éclairées, laissées dans la pénombre; et ces passages délabrés qui se révèlent être de vrais coupe-gorges, se conjugue avec l’ amoralité pessimiste.

La tragédie trouve son épilogue dans ce même salon funéraire où “la mort rôde à chaque tournant” comme il
est inscrit sur les murs dans un sinistre présage sardonique. Ce même immeuble sordide surmonté d’un toit en terrasse, hitchcockien en diable, et rehaussé des lettres géantes RIP (Rest in peace) où s’affronteront Clem et Narcy dans un “shadowboxing” de desperados.

Je suis un fugitif est distribué en salles et version restaurée 4K par Solaris.

Titre original : They made me a fugitive

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