Film d’amour et d’anarchie

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Rome, ville déserte. Un paysan italien part à l´assaut de la froideur de la capitale italienne et de son chef : Benito Mussolini.

Un vieil homme court au milieu des marais. D’un geste de la main il nargue la caméra, s’arrête brièvement, le sourire aux lèvres, puis repart. Quelques instants plus tard, l’homme gît sans vie dans un arbre sous les yeux de la milice fasciste : cette course était en fait une traque et la proie n’a pas survécu. Déjà bien présente et très belle, une musique nous raconte l’histoire de Tunin :
« Combien de nuages
Ont du défiler.
Les années passent
Elles s’envolent à jamais, comme ça.
Le dimanche tout le monde va danser
Peut-être que ça ne sert à rien
De se battre, comme Tunin. »

Rarement une scène inaugurale n’a à ce point introduit tous les éléments de l’intrigue à venir. De la virtuosité des corps en mouvement, jusqu’au pessimisme du propos, cette ouverture résume parfaitement le travail effectué par Lina Wertmüller dans Film d’amour et d’anarchie.

Giancarlo Giannini interprète le Tunin de la chanson, lequel, proche de l’homme assassiné, quitte sa campagne pour se rendre à Rome dans le but d’assassiner le véritable responsable de l’exécution de son ami : le Duce, Benito Mussolini. Le premier mouvement du film est donc celui de son personnage principal, c’est un exode rural. Clé de lecture de l’Histoire italienne, Lina Wertmüller reprend la démarcation entre ville et campagne, thème récurrent du cinéma italien mais qui trouve d’autant plus de légitimité ici que l’histoire se déroule dans les années 1930, période où le clivage est encore très aigu. C’est donc à travers les yeux de Tunin que l’on découvre l’Italie urbaine, lorsqu’il se rend dans un bordel romain pour y rencontrer Salomé (Mariangela Melato), cette femme devant l’aider à mettre sur pied l’attentat. Quittant la verdure des premières minutes, la rencontre avec cette ville dépeuplée est brutale, la cinéaste montrant les manifestations de la démesure architecturale comme autant de symboles de la puissance fasciste. Si, suivant les pas de Tunin, nous évoquons l’importance de cette articulation entre ville et campagne, c’est que cette idée se retrouve en filigrane dans le film, tant elle constitue pour Lina Wertmüller une entrée vers le propos politique.

 

Passée cette première rencontre éminemment politique avec la ville, Tunin investit la maison close et le film semble progressivement perdre de vue cet horizon. Le politique est laissé de côté et l’anarchie revêt son sens figuré, renvoyant au désordre et à la confusion régnant dans le lieu de prostitution. Tunin est propulsé dans ce bordel, véritable microsociété féminine puisque des tenancières aux simples filles de joie, le lieu est aux mains des femmes qui en scandent la vie quotidienne. La musique joue un rôle très important dans la retranscription du rythme de cette vie, que ce soit dans la mise en images « clippesque » du jeu de séduction entre les prostituées et les clients sur l’air de La Petite tonkinoise (Vincent Scotto, 1906) de Joséphine Baker, ou lors d’une très belle scène de séduction à trois regards au cours de laquelle Tunin tombe amoureux de Tripolina (Lina Polito). Devant le spectacle de toutes ces séquences foisonnantes, difficile de ne pas évoquer un parallèle possible avec l’œuvre de Federico Fellini, que Lina Wertmüller assiste sur 8 ½ (1963).

Pourtant, et peut-être justement à la différence de Fellini, la cinéaste garde pour ambition de raconter une histoire. Dès lors qu’ils quittent le lupanar, les personnages se retrouvent ainsi directement confrontés au fascisme qu’ils sont censés combattre, lequel a par exemple les traits de l’horrible responsable de la sécurité de Mussolini (Giacinto Spatoletti), que Salomé séduit dans l’espoir de lui soutirer quelques informations et qu’elle accompagne avec Tunin et Tripolina lors d’une excursion à la campagne. Ce qui s’apparente à une simple parenthèse n’en est en fait pas une puisque cette séquence resserre l’intrigue autour de la dichotomie énoncée dans le titre du film. Confronté à la plus vile incarnation du fascisme, c’est aussi à cet instant que Tunin retrouve un certain apaisement champêtre, tout autant qu’il se rapproche de Tripolina, Lina Wertmüller filmant par là même toute la difficulté pour une prostituée de passer à l’acte avec l’être aimé. Pour Tunin, le dilemme est alors simple : souhaite-t-il autant la mort de ce fasciste qu’il ne voudrait vivre avec cette femme ?

 

C’est autour de cette question du sacrifice que s’articule toute la dernière partie du film. Alors que la date de l’attentat se rapproche, on comprend surtout que ce sont les jours de Tunin qui sont comptés puisqu’il ne pourra pas survivre à son acte. À travers la trajectoire de cette homme davantage animé d’un sentiment de vengeance que de préoccupations idéologiques, Lina Wertmüller questionne ainsi les degrés de l’engagement et la réalité de son utilité, alors même que l’Italie, au beau milieu de ses « années de plomb », est le théâtre de très nombreux attentats politiques. La vision de la cinéaste est ambiguë mais teintée d’un très fort pessimisme. Tout en rendant honneur à la grandeur du combat mené pour lutter contre l’oppresseur, elle insiste davantage sur son caractère tragique, symbolisé par l’échec de Tunin et son sacrifice final.

En voulant venger cet homme assassiné par la milice, Tunin n’aura fait que reproduire sa course funeste. Comme lui, il aura su stopper son élan pour prendre le temps de s’arrêter et de sourire, en passant notamment ses deux derniers jours aux côtés de la femme qu’il aime dans une ville de Rome de nouveau pleine de vie ; mais malgré cela, il n’aura au final fait que courir vers sa mort.

Titre original : Film d'amore e d'anachia - Ovvero: stamattina alle 10, in via dei Fiori, nella nota casa di tolleran

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Durée : 125 mn


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