Un petit vent d’orage souffle sur la Butte du Chapeau-Rouge : C’est celui de la nouveauté et de la re-création. Non content de troquer, comme il le fait chaque année, sa tranquillité familiale habituelle, qui sent bon les poussettes et les baudruches d’anniversaire en forme de 6, de 7, ou de 8, contre les installations maousses du festival Silhouette, qui vient y présenter ses programmes de concerts et de courts-métrages, le parc du 19ème arrondissement va en effet voir son rendez-vous annuel quelque peu changé dans sa nature, cette édition, et devoir danser avec lui au timonier de plusieurs modifications et chamboulements. La 24ème itération du festival – et la première organisée par Mathilde Bila à la direction artistique et Louison Toulotte à la coordination technique – est forte de quelques 15 ou 20 films de plus que les précédentes. Cette ambition a apporté son lot de défis techniques (comprenons : 15 ou 20 vérifications de copies de plus à faire, pour l’équipe projection) mais aussi, grâce au bon vouloir de l’équipe bénévole, majoritairement composée de « premières années », d’états de grâce : Qui s’est rendu sur le site, les mercredi et jeudi 3 et 4 septembre, n’imagine pas le festival être excisé ni de ses objets les plus brefs et « sautables » (le clip Fashion Designa, réalisé par Melchior Leroux pour la chanson de la musicienne Théodora, sur lequel on a invité la foule à se défouler), ni de ses propositions les plus longues et, sans doute, les plus dures à accompagner (le moyen-métrage Roikin <3 dure 43 minutes, et demande à son spectateur un peu de patience pour l’artificialité amateure de son début en bureaux, avant de trouver un réel souffle dans une échappée à la campagne). Alors que certains riverains ont pu être dubitatifs, lors de la semaine de montage qui préparait la soirée d’ouverture en grande pompe du 29 août, durant laquelle une sorte de petite ville de far west brinquebalante s’est érigée, toute en tonnelles et en tentes, en barnums et en bâches, au cœur de l’un des espaces verts les plus calmes de Paris, la prolixité des comités de sélection s’est assurée que tout le monde y trouve son compte, dans ce creuset d’images. Les gourmands aimeront le gratin de reportages d’In Retrospect (de Mila Zhlutenko et Daniel Asadi Faezi, télescopage de deux attentats dans l’histoire médiatique allemande), et les bonnes pâtes aimeront l’esthétique délicieusement pop et bubble-gum de Romance, abscisse et ordonnée, le petit chef d’œuvre Heathers-ien de Louise Condemi (présenté lors de la Soirée Teen, vendredi dernier).
L’attachement des uns aux arbres et aux buissons que ne voient pas les autres a même été en quelque sorte dialectisée : dans le film d’animation Le Chevreuil, où le fourmillement désagréable de la famille nucléaire et de la charge mentale rend celui de la nature accueillant en comparaison, salutaire pour une mère qui se retranche dans des bois et des bosquets et s’identifie à du gibier. Face aux migraines et aux dépressions, la réalisatrice Delphine Priet-Mahéo envisage le désanthropomorphisme comme solution. Libre au festivalier de suivre son conseil et de chercher une connexion avec l’écureuil qu’on a vu et entendu sur le parc.

Autre nouveauté – de sujet et d’air du temps, cette fois-ci. Les films sur l’intelligence artificielle, voire fabriqués avec l’aide de celle-ci, sont arrivés sur le marché des festivals, et les différentes sphères du monde de l’exploitation cinématographique vont bientôt devoir trancher : pour ou contre la machine maline, et avec quel degré d’enthousiasme ou de réticence ? La question est politique, polémique, et, en ce sens, particulièrement retorse. Un film récent de Boris Labbé (probablement Glass House, présenté l’an dernier au festival d’Annecy) serait arrivé assez loin en phase de pré-sélections, et aurait pu introduire, sur l’écran géant Silhouettien, les perspectives écrasées et les flous déphasants caractéristiques de la vidéo générée. Dans l’équipe du « Buro » de l’association, les avis divergent : les membres qui viennent de l’expérimental ou de la publicité voient la pertinence de l’outil, estiment que de vrais artistes peuvent tout à fait se l’approprier. Les membres qui n’en viennent pas « négocient » plus. On sent, dans leurs discours, que d’éventuels courts-métrages faits en collaboration avec l’IA devraient au moins s’en « justifier », c’est-à-dire en transformer ou en critiquer les artefacts.
Les hommes déguisés en automates déguisés en hommes.
Pour l’instant, le festival n’a pas statué sur cette problématique avec une règle officielle ou un critère disqualifiant. S’il n’y a pas eu de court-métrage utilisant l’IA générative cette année dans les « Sélections Internationales », c’est surtout parce qu’il n’y en pas eu un qui faisait suffisamment consensus au sein du comité pour se tailler sa place au forceps. En revanche, on imagine mal cette interrogation rester en suspens beaucoup plus longtemps, on pense que la représentation de l’IA reviendra, de façon de plus en plus insistante et pressante, montrer sa sale tête de question clivante dans les prochains appels à films. En attendant, le court-métrage Comment Savoir ? de Joachim Larrieu (récipiendaire du prix du Jury Jeune, et d’une dotation de deux jours en studio de mixage offerts) nous donne un aperçu de ce que pourrait être un « ChatGPT cinema ».
Tourné au tout début de l’agitation IA avec des copains de la Cinéfabrique de Lyon à leur sortie d’école, l’œuvre a des vrais faux airs de film réalisé pendant le Covid, avec son confinement initial à l’intérieur de la chambre de Stari, un jeune homme confus qui s’interroge sur la nature de son amitié fusionnelle avec un autre garçon, et son dispositif de « desktop movie », les questions que le héros pose à l’IA apparaissant en transparence au-dessus du cadre. Tout au long des 19 minutes du récit, Stari reçoit tour à tour des duos de son groupe de camarades chez lui, dans une scénographie souvent drôle, parfois touchante, de ballet où tout le monde a toujours beaucoup de réponses, mais jamais à la question que lui se pose vraiment et douloureusement – Est-il amoureux ? Les champs-contrechamps ressemblent à des entretiens d’embauche sur Zoom, typiques du travail en distanciel de la pandémie, et les scènes proposent des moments aussi lunaires que ceux-ci, nuancier absurde qui désabuse jusqu’au bout. Plus on avance, et plus on réalise que le protagoniste n’a d’autre choix que de sortir, faire l’épreuve de la réalité, et « toucher de l’herbe », comme on le dit aux gens qui passent trop de temps en ligne. Quand Stari sort la tête de sa fenêtre, la hauteur sans altesse nous fait penser au Spike Lee de Do the Right Thing : en fait de la communauté de destins liés par les injustices et les oppressions du cinéaste afro-américain, Larrieu nous en contre-propose une autre, soudée par les illisibilités et incertitudes, et profondément actuelle en ce sens.

À la sortie de cette nuit du festival, celle du lundi 1er septembre, nous avons rencontré l’assistante à la réalisation, Loubna Traoré, qui nous a appris que le « dialogue » de l’IA n’a pas été écrit par une IA, que la scripte a dû lire ces interventions sur le plateau, et que Joachim Larrieu, qui fait beaucoup de montage quand il ne réalise pas, a dû anticiper et inventer des moyens de faire exister l’équivalent à ChatGPT en avance sur le tournage. Traoré nous confie que le film n’a pas forcément été compris au début de sa vie, qu’il a eu du mal à exister en festivals. Aujourd’hui, Comment Savoir ? fonctionne très bien et Traoré se déclare épatée par la clairvoyance qu’a eu le réalisateur sur la manière dont cet outil allait investir nos vies. Le coup de génie de Comment Savoir ? est d’historiciser, avant même qu’il n’ait tout à fait pris forme, le « film d’IA », de l’enraciner dans un déroulé qui ne le place pas comme une révolution, mais comme une étape qui suit logiquement d’autres genres de films informatiques et digitaux, dont le machinima. À la fin du film, les amis de Stari et de l’objet de son trouble s’amusent à les regarder parler, et imaginent une bande originale et des répliques à leurs retrouvailles. Ils jouent tous, en multijoueur et en post-production, cette relation floue.
Misère immersive et films de forains.
Le 28 août, aux États-Unis, la « Sphère » du Venitian Resort de Las Vegas (une sorte de Géode gargantuesque, celle de la Villette multipliée par deux ou trois) accueillait une version « immersive » et « 4D » du film Le Magicien d’Oz, dont la conversion, par la technologie de Google AI, pour une diffusion incurvée, allait bientôt recevoir les moqueries des cinéphiles sur Internet. Le 3 septembre, en France, le groupe Pathé lançait son « Festival Premium », lequel se proposait de montrer les films F1, Minecraft,Jurassic World : Renaissance, et Les Dents de la Mer en formats « 4DX », « Dolby Cinema », et « IMAX », dans les salles équipées. Le caractère fanfaron et ostentatoire de ces séances, l’accent sensationnaliste mis sur cette qualité, « l’immersion », intrigue, surtout quand on considère que l’un de ces évènements est simultané (et probablement pas du tout concurrent) au festival Silhouette. Le septième art tout entier a-t-il toujours couru vers un accomplissement objectif et mesurable, qui serait la capacité la plus coûteuse et la plus profonde à se « perdre » dans un film, à abandonner ses sens face à un écran, à les laisser tomber un par un sous le coups d’outils faits pour être plus grand qu’eux, plus forts qu’eux, et aptes à se substituer à eux ? Peut-être pas. Le cinéma immersif, qui serait la forme aboutie de l’image animée dans ce qu’elle est un média divertissant et spectaculaire, mets en exergue un paradoxe captivant.
Parmi les cinéphiles, nombre de puristes sanctuarisent la salle et sa quiétude, apprécient la « coupure » qu’elle propose face au reste du monde, disent aimer « s’oublier » dans une séance, sont agacés par les interférences qui brisent le moment du cinéma, privilégié. Pourtant, rares sont ceux qui fréquentent les salles « immersives », ce qui pourrait être lié au tarif, souvent prohibitif, de ce genre de séances, mais qui pourrait aussi s’expliquer par un soupçon, celui que cette technologie trompettiste dénature les films et a plus à voir avec l’enfumage et les parcs d’attraction qu’avec l’art. Alors que les séances 4DX déboussolent et crispent, tant il y est évident qu’elles ne sont pas « montées » ou « mixées » (un jet de chaise provoque la même secousse de fauteuil qu’un accident de voiture, dans des films comme F1), et que les reformatages de films comme Le Magicien d’Oz mystifient péniblement et déçoivent (sur les images de cette version qui ont fuitées sur Internet, on a l’impression que l’objet était d’ajouter le plus d’espace négatif possible, pour remplir l’écran – cette remise en scène dé-compose littéralement les cadres du film de Victor Fleming, elle les putréfie), il est peut-être temps qu’émerge et soit célébrée une esthétique de la non-immersion, dans les modes de consommation et d’expérienciation des objets filmiques. À cet égard, le festival Silhouette arrive à point nommé, et pourrait tout à fait faire partie d’une politique de l’effusion, de la marge et du partage.

Quand les jeux de laborantins austères et de savants fous qui caractérisent les films diffusés à la Sphère de Vegas sont soumis à d’aberrants impératifs pécuniaires (selon plusieurs sources, Le Magicien d’Oz, version immersive, contiendrait un caméo du PDG actuel de Warner Bros, David Zaslav, dont le visage aurait été ajouté dans le plan par IA), les programmations du parc de la Butte du Chapeau-Rouge ne dépendent jamais que de ses spectateurs (dernière nouveauté, malheureuse celle-ci, de cette édition : une cagnotte de 15 000€, à laquelle les festivaliers sont invités à participer, crises des milieux associatifs oblige). Une approche est bêtifiante, pyramidale, l’autre est responsabilisante. Le festival fait confiance à ses spectateurs non seulement pour contribuer à la survie continue de cet événement ponctuel, mais aussi pour comprendre qu’une diffusion en plein-air est très différente d’une diffusion en salles, et pour choisir comment il peut s’approprier cette expérience. Comme d’autres festivals en plein-air qui ont lieu, à la fin de chaque été, à Paris et aux alentours (dont le festival Ciné-jardins, qui projetait, à la Butte du Chapeau-Rouge, le film Vivre avec les loups, un jour avant que Silhouette ne commence son montage), Silhouette est une bonne occasion pour les amateurs d’image animée de se confronter à des envers, de vivre des films en tension et en transversalité avec toute la périphérie, les angles et les écarts productifs qui existent autour. On en aura vu, des contradictions riches de sens, en cette fin août et ce début septembre : Le tram 3bis du réseau RATP, dévalant la pente à contre-sens du défilé du paysage dans l’excellent dessin animé Dieu est timide (Prix du Public pour le meilleur fim français). La ferveur gentiment alcoolisée et les bruits de festin de pizzas, négatif de la quiétude campagnarde et des déchirements intérieurs des héroïnes d’Un tilleul parmi les platanes (Prix Jeunes Publics dans la catégorie « Passages »), dont l’une jalouse à l’autre son enfance « en ville ». Et enfin, lors de l’une des soirées les plus impressionnantes, météorologiquement, du festival Silhouette, les bénévoles, forcés d’assurer l’écran de projection avec des cordes, comme à l’escalade, tiraient de toute leur poigne de sonneurs de cloches fous pour ne pas que le vent l’emporte, contre l’humour flottant et la catapulte readymade et sans tractation de Comment ça va ? (de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, dont on a vu, l’an dernier, le long Eat the Night).
Je joue de la basse, du clavier, et du projecteur Cinemec.
La plus belle représentation de la synesthésie propre aux séances en plein-air, qui font figurer à la fois le film, ses conditions d’existence, et le moment unique où il surgit dans une vie de spectateur, a eu lieu à la fois hors-les-murs (du parc) et intramuros (d’une salle du Carré de Baudoin, 20ème arrondissement). Le ciné-concert donné le samedi 30 août, par le groupe Eightycuts et l’artiste Philomène de Broqua, était l’un des temps forts de la programmation, et mélangeait avec un incroyable esprit grunge le psychédélisme de la musique du groupe, à la guitare et à la batterie, et la ferveur d’une double-projection en 16mm, reconfigurée en temps réel par De Broqua et montrant de belles matières élémentaires. Entourée, sur une petite plateforme, par des lianes de bandes pellicules tranchées, qui ne demandaient qu’à être illuminées et brûlées en live, De Broqua était tout aussi visible, voire plus que ses compères masculins, et se mouvait en conséquence, incarnant à la perfection son personnage de régisseuse longiligne et no-care baignée de son regard affairé et impénétrable, à la Yoko Ono. L’acte de la projection d’un film, ici érigé comme un moment de performance art à part entière, n’est pas sans rappeler les contours d’une œuvre célèbre du cinéma underground expérimental, The Chelsea Girls, un film qui se regardait en 1966 également en projection duelle, et dont le réalisateur, Andy Warhol, souhaitait qu’il soit légèrement fait et refait à chaque diffusion par le/la projectionniste, de sorte à ce que chaque public en sorte avec sa séance unique.

La temporalité de tous les festivals a quelque chose d’affranchissant et de brouillon, de joyeux et de bordélique. Celle de Silhouette l’est encore plus que la moyenne, grâce à certains de ses paramètres particuliers (son rang étonnant de festival de courts-métrages gratuit le plus fréquenté ; sa géolocalisation, dans un endroit d’ordinaire peu passant – jusqu’en 2013, il se déroulait au parc des Buttes-Chaumont, lieu beaucoup plus attendu pour ce genre d’initiatives), mais aussi grâce à la manière dont il influence et s’insuffle dans les œuvres qu’on y découvre, comme si tous ces courts-métrages porteraient désormais toujours ce contexte en eux, gravé à l’encre invisible. En tant qu’entité avec une personnalité, il nous faut dire que le festival reste en butte à toute notion de « grand calme » (pour reprendre le titre du film de Thomas Petit, primé « Grand Prix Silhouette » en 2018. Le Grand Calme a aussi été diffusé lors de la séance « spéciale 1er mai » du ciné-club que l’association organise à l’année, thématique qui semble avoir été faite pour accueillir bientôt un court-métrage sélectionné cette année, Premier Mai, de Sarah de Volontat). Dans les nombreux bords-cadres et hors-champs qui donnent sa vitalité à Silhouette, mentionnons surtout la vibrante activité des bénévoles, qui faisaient des allers-retours avec les fûts de la buvette, ouvraient et fermaient l’espace invités destiné aux artistes, en haut du parc. Parlons de celles et ceux qui mettaient des annonces de recherche de places pour la fête de l’Huma, sur un panneau au dos de la scène des concerts, et tiraient chaque soir l’écran dégonflé du container où il était entreposé, le portant à 6 ou 8 comme s’ils sortaient d’une boîte à bijoux un gigantesque collier noir, boursouflé, et caoutchouteux, à mettre autour du cou d’Ève, la statue de Raymond Couvègnes placée à l’entrée côté Boulevard d’Algérie. Cette animation volontaire et zélée – que cela nous serve de conclusion autant que de déclaration de partialité –, l’auteur de ces lignes y a participé !
De cette édition 2025, certains films Silhouettiens sont déjà disponibles sur des plateformes en ligne. L’Ourse et l’Oiseau, Jugement Dernier et Comment Savoir sont visionnables sur Canal+. Allez ma fille et Rumori Della Kasa sont trouvables sur France TV, Aferrado et 1 Fils & 1 Père, sur Arte. De la Soirée Teen, Goût Bacon et Romance, Abscisse et Ordonnée sont sur UniversCiné, partenaire du festival, et Massacre, sur Molotov TV. Ali Baba Les Photos, produit par le GREC, qui a donné une intervention pour Silhouette, est disponible sur Tënk.




