DVD : << Un autre Brésil >>, trois films de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana

Article écrit par

Qui a dit que la misère était moins pénible au soleil ?

Un âne pourri. On se croirait chez Buñuel. Des enfants jouent sur le bord de l’autoroute. On pense aux acrobaties métaphysiques d’Edmund dans Allemagne année zéro. Envies de suicide en moins ? Pas si sûr… Il faut bien vivre, toutefois : Puisque nous sommes nés (2008), le tout dernier documentaire de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, porte définitivement bien son nom, et ouvre à la perfection ce coffret consacré au travail obstiné des deux cinéastes.
 

Le Rêve de São Paulo
« Vaut mieux un enfant qu’une maladie »

Le Nordeste brésilien : ses terres arides, ses sécheresses à répétition, ses propriétaires impitoyables, ses paysans abîmés. On est loin du carnaval… Jean-Pierre Jeancolas offre un assez bon résumé de la situation : « Une terre de collines brûlées, qui appartient à des propriétaires qui laissent errer leurs troupeaux neuf mois par an. Cette même terre est travaillée les neuf mois restants par des métis qui la louent. Un fermage aléatoire qui se termine quand les troupeaux reviennent, peu importe […] si les cultures de maïs ou de haricots ont été récoltées. » (1) Si ce n’est pas le cas, tant pis, les petits Tantale crèveront de faim dans leur Tartare : c’est ce qui semble arriver le plus souvent. Sur la balance, la vie d’un bœuf pèse plus que celle de dix hommes. Le Nordeste c’est aussi la région de Lula, l’actuel président du Brésil, dont les origines modestes furent un leitmotiv de ses discours électoraux, toile de fond à la fois exaltante et gênante – parce que la situation est toujours au point mort – du Rêve de São Paulo (2004) et de Puisque nous sommes nés.

Au prix d’un long temps d’adaptation et d’intégration, Jean-Pierre Duret et Andrea Santana (elle aussi originaire du Nordeste) ont réussi à arracher les confidences les plus intimes d’une population muette et invisible, portion congrue d’un monde en pleine mutation. Romances de terre et d’eau (2001) marque le début de cette entreprise de libération symbolique : construit sur le terreau narratif d’une tradition orale, des femmes, leurs maris, des enfants, partagent avec nous leur histoire souvent triste, leurs angoisses, leur combat contre les éléments et la pauvreté, mais aussi leurs rêves plutôt sages d’amour et d’abondance, qu’ils portent en eux presque aussi religieusement que les Aborigènes d’Australie ne portent les leurs, certes plus cosmiques… Sans cérémonie, ils les animent à leur manière par le biais pur et simple du travail de la terre, de la poésie, comme le vieux Patativa do Assaré, ou même de la sculpture, pour Maria Cândida qui perpétue la tradition familiale des scénettes en argile, d’un réalisme plus ou moins fantasmé. Si on rassemblait tous les nomades du bush australien, on arriverait, paraît-il, à reconstituer le récit intégral de leur espace-temps mythologique du Rêve. De la même façon, Romances de terre et d’eau se propose de rapiécer les lambeaux d’une autre constellation, vivante cette fois, celle des fermiers sédentaires du Nordeste.

Romances de terre et d’eau
« On ne mange pas les pierres, parce que les pierres sont dures »

Sédentaire… c’est négliger le ras le bol qui les pousse à fuir, pour rejoindre la grande ville vers un autre rêve, peut-être plus pragmatique mais bel et bien décevant : celui de São Paulo. Dernier fils de la famille Oliveira, armé d’une guitare, José quittera donc ses parents à la conquête d’une carrière de chanteur, après leur avoir offert une photo de lui, ajoutant ainsi à l’émouvante collection des clichés de tous leurs autres enfants, eux aussi partis en laissant seulement leurs bobines. C’est le moment le plus saisissant du Rêve de São Paulo, autre patchwork de destins, cette fois articulé autour de la figure de ce très jeune homme et sur le principe de la galerie de portraits. Un mélo hollywoodien n’aurait pas fait mieux, et pour cause, c’est déchirant de vérité : « C’est quelque chose que la fiction ne peut pas rendre avec une telle qualité. Et pourtant c’est quoi ? C’est juste un gosse qui s’en va le matin de chez lui, c’est le dernier enfant, y a le vieux père, la vieille mère […], ils en ont eu douze, ils sont tous à São Paulo… » (2) La scène touche la corde sensible, sans pour autant verser dans le spectacle. Toute accusation de misérabilisme serait aussi injuste : les conditions de vie sont dures, et il faut bien le montrer, d’autant que nos deux réalisateurs ont choisi la voie du naturalisme.

Les deux premiers films comptent d’ailleurs tellement de personnages qu’il y aurait de quoi réaliser une série entière, voire même réécrire intégralement La Comédie humaine. Le parallèle n’est pas innocent. Malgré l’omniprésence presque ironique de la religion dans Puisque nous sommes nés, tout n’est pas noir ou blanc. La mère de Nego, par exemple, est une authentique figure romanesque : battue par ses nombreux maris, elle a eu la vie dure, et les relations avec ses enfants pâtissent de sa brutalité malheureusement imputable à son expérience. Qui jetterait la pierre ? « Rien n’est facile, tout est difficile », dit-elle à sa fille… Et lorsque Cocada vend le vélo offert par son parrain camionneur afin de s’acheter des médicaments, malgré la colère de son bienfaiteur, on est obligé de le comprendre. Dans ces conditions, il faut constamment lutter pour ne pas devenir un animal focalisé sur sa survie…
 

Puisque nous sommes nés
Jean-Pierre Duret et Andrea Santana sont davantage intervenus sur la construction narrative et cinématographique de ce dernier volet, conférant à l’ensemble de la trilogie une tonalité plus obscure, alors que Romances de terre et d’eau était plus lumineux. Certaines visions rappellent même le romantisme malsain de Géricault, notamment devant certains plans de marmots entassés et assoupis… Concentré sur le quotidien de deux enfants ayant basculé trop vite vers l’âge adulte : Nego, 13 ans, croisé dans Le Rêve de São Paulo, et Cocada, 15 ans, qui rêve de conduire un camion. L’atmosphère s’aligne sur leur lucidité forcée sans oublier la part de peurs (pas si) irrationnelles, inhérentes à l’enfance : « ça existe pas les mange-foies ! » – autrement dit les monstres qui kidnappent les enfants pour voler leurs organes et les revendre… Pas si sûr, encore une fois… C’est bien le problème de ce cauchemar éveillé.

Le coffret DVD « Un autre Brésil » a été édité mi-avril par l’association Documentaire sur grand écran.

Les films sont accompagnés d’un livret de seize pages compilant des articles sur les quatre films, d’une interview de quinze minute des auteurs, et d’un inédit : Un beau jardin, par exemple, le premier film de Jean-Pierre Duret sur la vie marginale et obsolète de ses parents eux aussi paysans, et coproduit par les frères Dardenne (comme Romances de terre et d’eau) pour qui Duret a été ingénieur du son (il l’a été aussi pour Pialat, Doillon, ou même Varda).
 

(1) in Politis du 21.11.2002, retranscrit dans le livret du coffret DVD.
(2) Jean-Pierre Duret dans l’interview supplément du coffret DVD.

 


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi