DVD « L’Usage du Monde » : Stéphane Breton en cinq films

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L´ethnologie n´est pas qu´un sport de combat : témoignages d’un spécialiste.

On a trop souvent tendance à penser l’anthropologue au dessus ! Au dessus des populations qu’il étudie, au dessus du monde, et finalement au dessus de tout. Certes, la profession exige une certaine neutralité : c’est oublier que nous sommes aussi humains. Stéphane Breton noue et dénoue sans cesse ce nœud dans un ensemble de films édités récemment aux éditions Montparnasse. Exit l’image de l’ethnologue entomologiste, sa présence surplombante et discrète, ses commentaires didactiques en voix off. Stéphane Breton est bien là, s’investit psychologiquement et affectivement, ses pensées nous accompagnent… scotché à sa caméra, ses interlocuteurs ne peuvent pas le rater.

« Je me souviens que j’étais venu avec quelques illusions […] Je voulais seulement qu’ils ne fassent pas attention à moi, et je croyais que ça ne dépendrait que de moi. »

 

Eux et moi © Stéphane Breton
 
Dans Eux et moi (2001), Breton filme ses premiers râteaux face aux Wodani de Nouvelle-Guinée : « on est entre nous, pourquoi tu filmes ? ». Et non ! Le bon sauvage n’attend pas sagement la venue de l’homme blanc venu porter la bonne parole, il n’envisage pas forcément avec beaucoup de bienveillance l’intérêt de l’anthropologue pour les coutumes locales. Qui aimerait être scruté et analysé dans ses moindres faits et gestes ? Stéphane Breton, aussi bien intentionné soit-il, ne peut évidemment pas se permettre de s’asseoir en plein milieu du village pour prendre des notes sans susciter les questionnements des autochtones. Car les indigènes s’en posent aussi, des questions. Et l’ethnologue est bien forcé de leur répondre, de rendre des comptes. Ils le voient arriver avec tout son matos, ses médocs… « Pour eux, je suis riche ». Breton a dû gagner leur confiance. Il a dû jouer à l’épicier avec les monnaies de coquillage, éprouver les divers sens du mot « commerce », révélant finalement la nature marchande de tout échange humain. Là-bas, on achète sa fiancée… Ici, on organise des mariages tape-à-l’œil en se faisant souhaiter, à coups de casseroles, tous les bonheurs les plus matériels du monde. Un contrat pour un contrat !

Afin de s’intégrer, Stéphane Breton propose de soigner, promet d’aider à payer une femme, filoute pour dompter un système monétaire infiniment complexe… Tout ce qu’il déteste. A ce jeu, Breton est souvent dupé, handicapé par sa maîtrise réduite d’une langue apprise sur le tas. Des doutes, l’ethnologue en est finalement pétri. Il les partage avec nous, ne réfrénant pas non plus quelques jugements de valeur face à un groupe d’hommes motivés pour malmener une femme soupçonnée d’adultère. Breton se voit inviter à participer à la punition, mais refuse, expliquant que, dans son village à lui (théoriquement), on ne tape pas les femmes. Devant leur hilarité, il se lâche : « vous êtes vraiment des cons ! ». Ce serait condescendant de penser le contraire, en effet. Un sou est un sou. Et un con, c’est un con… où qu’il vive.

« Les missionnaires on n’en veut pas, les gens de ton village, ça va. »

De l’eau a coulé sous les ponts depuis les débuts chaotiques. Aujourd’hui, l’Indonésie menace d’avaler ces montagnes de Nouvelle-Guinée. Le Ciel dans un jardin (2003) narre le dernier voyage de Breton dans cette région qui fût son premier terrain, et où les témoins seront bientôt malvenus aux yeux du pouvoir… Il y fait le point sur tous ses déboires, sur tout ce qui change, assiste à l’inauguration tant attendue de la maison de danse, observe les gestes précis de chacun, s’appesantit sur ceux qu’il aime mais ne reverra probablement plus. Il se garde bien de les prévenir : ils ne connaissent pas les visas et marchent où ils veulent… « Ils croiront que je les ai oubliés ».

L’ethnologue dit adieu à sa double vie avec une lucidité qui tranche face à l’angélisme culpabilisant  (pour nous !)  déployé par la mouvance ethno-bobo fleurissant à la télévision, Rendez-vous en Terre Inconnue caracolant évidemment en tête de liste. Distribuant ses sacs plastiques aux femmes du village, ravies, il admet : « ce n’est pas à moi de juger ce qui est bon pour elles ». Ces gens ne croupissent pas dans une misère indigente comme nos clochards, mais vivent tout de même dans le dénuement le plus total. Stéphane Breton s’est attaché à eux : loin de lui l’envie de chanter les louanges de leur mode de vie, ou de leur conseiller de sauvegarder le passé, alors que lui-même n’a su se satisfaire de son propre monde.

Nuages apportant la nuit © Stéphane Breton

Cette honnêteté ne souffre pas du lyrisme – rarement gratuit – de Breton. Le ton souvent intime de ses commentaires permet de saisir à la fois le prisme de ses émotions et l’essence même de ceux que l’on scrute, sans en passer par la thèse universalisante. Dans Nuages apportant la nuit (2007), Breton revient dans un montage diapo en noir et blanc sur le transfert, celui qu’on opère inévitablement sur les sujets qu’on étudie. Transferts affectifs, mais aussi fantasmatiques, conférant à ce dernier film de la série sur la Nouvelle-Guinée un caractère surréaliste, fantomatique et inquiétant. Des forêts oppressantes, des individus opaques… On est plus proche d’Herzog et du conte d’épouvante que de l’épopée solaire et conquérante.
« Connais-toi toi-même »
 
Socrate a bel et bien inspiré Breton dans Le Monde extérieur (2007), nous encourageant justement à découvrir un Paris dépeuplé, matin très tôt ou tard la nuit, sous un autre jour. Songeant à ses discussions avec un ami lointain, probablement de ceux qu’il a dû quitter pour ne jamais les revoir, il dévisage la ville et investit son néant, riche de sa « double culture » papoue : « Chez toi il n’y a pas d’endroits vides, il y a seulement des endroits inhabités. Un endroit vide est un endroit où il y avait trop de monde et qui s’est vidé trop brusquement. » Là-bas, les vases, les forces et les mondes communiquent. Chez nous, il y a du vide, des hommes et des déchets. Au départ du marathon de Paris, lorsque la foule démarre, un amas d’ordures les remplace. Où vont-elles ? Breton surveille nos sous-sols, et tente de percer le secrets de nos mondes souterrains. Qui remplit le vide lorsque tous s’éloignent ? Personne. Et les déchets ? Ils restent avec nous : « c’est le déchet qui a pris la place de l’au-delà ». A la vue de ce film, un cerveau  Wodani a momentanément pris la place du notre.
 

Un été silencieux © Stéphane Breton
 
Dans cet ensemble, Un été silencieux (2005), tourné dans les Monts Tian Shan du Kirghizistan, semble faire figure d’exception : Stéphane Breton y change de protocole, abandonne les commentaires et reprend ainsi sa place neutre pour mieux nous prendre au dépourvu. L’isolement n’est plus lié à la rêverie mais à l’appréciation solitaire d’un conflit sourd entre bergers, sous-titré ou non selon les moments, jusqu’à explosion. Breton ne parlait pas la langue lors de son voyage. Comme lui, nous ne pouvons le plus souvent nous raccrocher qu’aux gestes. On se retrouve ainsi voyeurs, voisins indiscrets mais muets. Ce thème du voisinage avait déjà été effleuré dans Le Ciel dans un jardin, qui cultivait une familiarité très quotidienne. Probablement le meilleur moyen de dépasser l’exotisme clinquant, l’imagerie FRAM, et les esprits Club Med, mais aussi l’aridité universitaire, le but étant de nous déciller les mirettes… en nous mettant en garde toutefois : tout regard porté sur l’autre n’est jamais bien loin de l’affabulation.

Disponible depuis le 1er février 2010

 

 
A ses heures, Stéphane Breton est aussi commissaire d’exposition, notamment pour le musée du Quai Branly, avec Qu’est-ce qu’un corps ? (2006/07), ou, tout dernièrement, Dans le blanc des yeux, autour d’une collection de masques népalais. Ce double DVD complète le premier volume de la collection "L’Usage du Monde", rassemblant alors cinq films de Wang Bing, Julien Samani, Serguei Loznista et Stéphane Breton. 


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