Peu de mots dans Beauty. Rien n’y est dit, ou presque. Le film d’Oliver Hermanus est un film de non-dits, de regards qui en disent long sur ce que la bouche ne dit pas. Le titre du deuxième long métrage (après Shirley Adams, 2009) du jeune réalisateur sud-africain a cette jolie ironie : de fait, la beauté, on la cherche, désespérément. Elle est bien là, pourtant, dans une belle scène en toute fin de film, pas plus dialoguée, mais qui résume tout l’objet de Beauty en un seul plan. Deux hommes dînent en tête-à-tête, ils sont jeunes, beaux et amoureux. François, la cinquantaine, les regarde avec envie, avec la jalousie féroce de celui qui aimerait aussi que l’amour se passe ailleurs qu’en partouze organisée entre Afrikaaners bedonnants, à l’abri des regards dans une maison de campagne. Dans ces orgies sordides n’entrent « ni folles, ni métis ». Nous sommes en Afrique du sud, François est marié, deux enfants ; a une belle maison, une scierie qui roule bien. Un Afrikaaner bien sous tout rapport, si ce n’est qu’il aime les mecs plus que sa femme, avec qui le sexe n’est depuis longtemps plus consommé. Dans sa ligne de mire, un jeune neveu, objet de son affection mais surtout de ses désirs secrets. Il s’appelle Christian, serait plutôt candidat à la main de la fille de François.
A partir de là, on ne quittera plus François, dans des scènes d’une apparente neutralité mais toutes filmées de son point de vue à lui, qu’il souffre en silence d’une homosexualité qu’on lui sait impossible à vivre, qu’il observe Christian sur les plages du Cap au travers de jumelles ou qu’il s’invente des voyages d’affaires pour tenter de se trouver seul avec lui. Beauty est un film frigide, où rien ne transparaît des sentiments de son personnage principal si ce n’est entre les lignes. Oliver Hermanus a ce talent-là, celui de tout signifier en un plan, en un zoom sur un oeil qui tressaille, sur un regard trop appuyé. Celui qui a pu suivre les cours de cinéma de la London Film School grâce à Roland Emmerich qui l’a repéré, a payé ses frais de scolarité et produit son premier long métrage, a une idée qu’il ne lâche pas. Il confesse vénérer Ulrich Seidl « comme un dieu » : rien d’étonnant là-dedans, les deux partagent un goût de l’inconfort, du doigt qui touche là où ça fait mal. Surtout, ils s’attachent tous deux à brosser le portrait d’hommes qui détestent tout et tout le monde, eux-mêmes en premier lieu. Aucune tentative d’explication ici, pas plus qu’il n’y aura d’apaisement ou de rédemption.
L’image de Beauty est au diapason de son propos, glacée, et s’attache à suivre la trajectoire de François : caméra plantée quand il est dans le contrôle, mobile dès qu’il le perd. Tout est violence larvée dans ce film qui, s’il dépeint le quotidien austère d’un homo refoulé, s’élève au-dessus de son thème pour s’offrir en constat d’échec d’un pays sclérosé par un post-apartheid qui n’en finit pas de se poursuivre. A Bloemfontein, ancienne capitale de la république boer de l’État libre d’Orange de 1854 à 1902, les banlieues résidentielles semblent aussi tristes que ceux qui la peuplent, Afrikaners blancs qui ont bien du mal à se mêler à leurs concitoyens noirs. Beauty est un film d’enfermement, de désillusions aussi : François ne croit plus en rien, n’espère plus rien. C’est brutal et clinique, mal-aimable. Le final est puissant, nous n’en dirons rien. Mais revenons à la dernière scène du restaurant. « La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde », peut-on entendre dans Holy Motors (Leos Carax, 2012). La phrase pourrait être reprise en forme d’antienne pour Beauty. Pour François, elle est là, sous et dans ses yeux, dans l’amour que se partagent les deux hommes attablés. C’est cette beauté à laquelle il s’est depuis toujours refusé.
Présenté en compétition à Cannes 2011 dans la sélection Un certain regard, le film d’Hermanus y a remporté la Queer Palm. Le trophée, qui récompense une oeuvre à thématique gay, est presque malvenu : Beauty n’est finalement pas tant l’histoire d’un homme qui cache sa sexualité que celle d’un homme qui découvre, au prix fort, à quel point il a foiré sa vie.