Coffret : << Filmer le monde, les prix du Festival Jean Rouch >>

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Vingt-huit ans de collecte ethnographique. Vingt-huit ans de veillée humaniste.

Depuis 1982, plus de 1300 films ont été projetés au Festival international Jean Rouch – ex Bilan du film ethnographique. Plutôt chargé, ce coffret en réunit déjà vingt-cinq des plus exceptionnels, et ouvre évidement le bal sur un inédit du légendaire Jean Rouch : Les Fils de l’eau, réalisé pendant les missions de l’Institut Français d’Afrique Noire en 1953, le long du fleuve Niger.

« Aucune de ses scènes n’est secrète ou interdite. Toutes ses images sont celles de l’Afrique quotidienne, que les hommes blancs oublient de regarder. »

Si l’on en croit son auteur, Les Fils de l’eau n’est pas tant une introduction magique à un au-delà métaphysique qu’une initiation à la réalité quotidienne d’un peuple, simplement tourné avec Damouré, Tallou, Lam, Douwa, etc. C’est sans compter la participation des hippopotames, et surtout celles de l’Arc-en-ciel, ou des génies de l’eau et du tonnerre, également signalés au générique comme des acteurs de ce réel finalement bien surnaturel. Focus sur les éléments et jeux de silhouettes découpées, on s’étonne qu’un chantre du cinéma direct tel que Jean Rouch laisse ainsi divaguer son œil vers des cieux mythologiques. Et pourquoi, après tout, le réel ne pourrait-il pas être transfiguré par… le réel ?

Les Fils de l’eau, Jean Rouch

« Mon cœur s’égratigne sur la pointe de tes cils… »

Qui refuse de scruter attentivement ces images risque de passer à côté d’un moment de grâce. C’est le propre de ces documentaires, entrechoquant, chacun à leur manière, les fragments sensibles de vies afin d’en faire jaillir l’étincelle, qu’elle brûle dans les poèmes des réfugiés afghans (Amir, la vie d’un musicien afghan réfugié à Peshawar, Pakistan, John Baily, 1986), ou dans les chansons des filetières de Fécamp (La Boucane, Jean Gaumy, 1984). Des tonnes de poissons déchargées chaque jour sur le plan de travail de ces dernières, on ne retient pourtant que l’écho puissant de leurs rires complices, enveloppant l’ennui et la laideur d’un boulot puant et rébarbatif.

« Tu m’as ravi ma beauté, ma fraîcheur. Faut-il mourir quand on est si jolie ? C’est à vingt ans qu’est l’âge du printemps… »

1972 : Jean Gaumy réalise quelques-unes de ses premières photographies à la fabrique de harengs. Quand il revient dix ans plus tard, les ouvrières ont vieilli, de nouvelles filles sont arrivées. Les regarder vivre, chanter, travailler, c’est avant tout observer le temps qui file sous leurs doigts… le fameux temps que les « moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », que les plus de quarante auront plus tard oublié. D’où l’urgence, lorsqu’on sait que certaines civilisations ne subsistent plus guère qu’à travers les écrits biaisés des colons. 2150 après Jésus-Christ : quelle trace restera-t-il des Dogons ? Il ne restait déjà plus rien des indiens Yahi, victimes des chasseurs, lorsqu’Ishi, leur dernier représentant fut sorti de sa cachette en 1911, consacrant ses quatre dernières années au récit de son histoire au Musée d’anthropologie de San Francisco (Ishi, le dernier Yahi, Pamela Roberts et Jed Riffe, 1992). L’homme conservé au musée est un homme mort… 
 

La Boucane, Jean Gaumy

« Aujourd’hui, dans ce monde en morceaux, ce Bilan jouerait le rôle d’un « ramasse-miettes » d’images que nous nous devons de conserver plutôt que de les jeter aux souris : pas de grands éclats, pas de philosophie, mais des short stories éphémères d’allure qui, d’année en année, deviendront les images les plus sincères de nos sociétés en débâcle. » – Jean Rouch, 1993 (1).

« Débâcle », le mot est fort, et on ne peut décemment souhaiter mettre le monde sous cloche en espérant qu’il cesse de tourner. Cela dit, quand on croira à peine à l’existence des gens ici portraiturés, on gagnera certainement à raisonner comme les aborigènes, à célébrer le temps « du rêve », celui de nos ancêtres, et pourquoi pas, déjà, celui de nos grands-parents, eux aussi voués – pourquoi pas, encore – à devenir des héros mythiques… Il suffirait de rassembler tous les aborigènes d’Australie pour reconstituer leur passé fabuleux, comme il a suffit à Jean Rouch de monter un festival pour collecter tous les fragments de l’humanité. Une humanité farouche, prompte à jouer de sa propre image : il ne faudrait pas croire qu’en capturant objectivement le présent armé d’une caméra, on puisse le débarrasser des scories de la fiction.

« Par exemple, si moi je veux rendre visite à une fille ce soir, je la chahute, puis je lui dérobe quelque chose… un châle, un bracelet. Et le soir même, je peux aller en cachette chez elle pour le lui rendre. »

Ainsi s’exprime un agriculteur Na, issu d’une société himalayenne où les femmes se passent de maris mais pas d’amants, et où séduction rime donc essentiellement avec visites nocturnes, jeu et cinoche (Sans père ni mari, Cai Hua, 1995). Du cinoche, on s’en fait tous, et comme ceux – plus récents – de Stéphane Breton, certains de ces documentaires n’hésitent pas à démystifier le statut même d’anthropologue. Dans Une femme parmi les femmes (1981), David et Judith MacDougall attendent un long moment « avant de pouvoir filmer ceux » qu’ils « connaîtront bien », tout en tendant au spectateur un joli miroir : alors que nous nous intéressons à leur organisation polygame, que filmeraient les Turkana si on leur passait enfin l’objectif ?

Les Kayapo sortent de la forêt, Michael Beckham, 1989

« Moi j’irais filmer vos affaires. Les vêtements que vous portez, vos étuis de caméra… Je filmerais aussi les perles à Kakuma, et nos vêtements qui sont aussi beaux que les vôtres ! […] On filmerait peut-être aussi votre Land Rover »

Puis, plus tard, à la question de la jalousie possible des co-épouses, de répondre avec pertinence : « Votre question est liée à la société dans laquelle vous vivez. Chez vous les femmes débarquent dans des maisons où elles n’ont rien à faire. » C’est un peu vrai ça… et qui va aller le noter ?

En attendant le prochain documentaire kenyan sur le sujet, le coffret « Filmer le monde, les prix du Festival Jean Rouch », édité par les éditions Montparnasse, est disponible à la vente depuis 8 novembre. Il comprend 25 documentaires de tous horizons et un livret illustré, avec en bonus le superbe film de Jean Rouch, Les Fils de l’eau. Les férus d’art contemporain africain seront aussi ravis d’y découvrir Maîtres des rues de Dirk Dumon (1989), tourné au Zaïre avec en guest le peintre Chéri Samba, à l’aube de sa notoriété internationale.
 

(1) Livret du coffret, p5.


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