Bullitt (Peter Yates, 1968)

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Film d’une grande dureté visuelle, humaine et à l´épure sonore, « Bullitt », thriller sombre de Peter Yates, construit sa réussite esthétique sur le traitement de l´espace, grâce à la complexité de l´architecture urbaine, aux perspectives et aux lignes de forces de la ville de San Francisco.

Espace désenchanté

La ville de San Francisco, sombre, nocturne et sale. De longues avenues, des canaux et routes de circulation, une compacité architecturale qui se marrie à de longues perspectives urbaines : San Francisco écrase l’humain et éclipse la lumière. Sa nuit ténébreuse participe à ce même traitement esthétique : peu de couleurs, une dominante, le noir, des ombres, une ville plongée dans la nuit durant laquelle a lieu un meurtre sanglant. La ville américaine est cette créature qui enfante la violence, le sang et la mort. Donnée par la main de l’homme, la mort n’a pas de visage. Elle est un fait avant d’être identifiée, elle est réduite à l’action tapie dans les codes artistiques d’un éclairage de film noir : des diagonales d’ombres et de lumière tamisée scindent le cadre en deux, le brisent comme un miroir. La face ténébreuse de San Francisco est le reflet déformant des vicissitudes et de la bestialité de l’Homme. La réversibilité qui est en jeu est la continuation par l’action des conflits entre les personnages du film ,qui se manifestent par le dialogue notamment, lors de chantages et pressions effectués sur Franck Bullitt (flic imposé à la protection d’un témoin, Johnny Ross) par Walter Chalmers, un politicien ambitieux.
 

 
Le film est entièrement construit autour du policier taciturne. Peu bavard et solitaire, son entrée dans le film, seul chez lui, sortant d’une courte nuit, dans le noir, révèle et caractérise le personnage et le lie étroitement à l’écrin urbain qui couve le film. A la fois minéral et stoïque, parfois romantique, Steve McQueen, comme portant plusieurs masques, propose une partition qui magnifie le rôle de Franck Bullitt en un personnage faisant référence aux performances expressives, dans le gel des traits de leurs visages, d’Humphrey Bogart. La dualité entre le policier intègre et la ville tantôt démente, tantôt ensoleillée inscrit la réussite de l’enquête dans la maîtrise de l’espace et des trajectoires. Poussée à son paroxysme, cette logique trouve en la course poursuite, dans le dernier quart du film, une magnifique transposition. Les mouvements, les dépassements, les freinages, les accélarations, les chocs entre carrosseries, les vrombissements des moteurs apportent une densité audiovisuelle qui déclinent la volonté de structurer de façon moderne le film par strates de matières (béton, feu, peau, ombres…) successives grâce, par exemple, aux fondus enchainés. Le générique ancre le film dans cette superposition et cette même perte de repères. Les lettres et les noms se dédoublent pour porter un discrédit quant à la notion d’identité. Le voile sur la notion d’identité sera corroboré par le revirement et l’erreur concernant la première personne tuée, d’une importance centrale dans l’enquête, tout comme l’utilisation d’un « John Doe » par Franck Bullitt, pour cacher ce même cadavre et gagner du temps par rapport à Chalmers et sa hierarchie.

La rapidité et la fureur permettent d’élargir le spectre du film qui, de manière générale, s’appuie sur des réactions silencieuses, des jeux de regards et des gros plans qui gravent sur la pellicule ces moments de vides verbaux et de pleins de visagéité. C’est en s’identifiant d’abord au personnage puis ensuite à l’action que le film s’enchaine. Lors de la poursuite dans l’hopital, Bullitt poursuit le tueur dans les couloirs et les souterrains. Un gros plan sur le visage puis un plan d’ensemble, un panoramique ou un travelling pour élargir la séquence, Peter Yates s’appuie sur l’étirement de l’espace, sur la géographie de la ville ou la topographie du lieu le cas échéant. Le rythme est lent et les raccords plus concrets. C’est là où réside la teneur de la tension du film, puisqu’à défaut d’être sur la piste, Bullitt est sur la bonne trajectoire. Elle devient créatrice d’un espace nouveau, personnalisé et individuel. C’est ainsi qu’en plus de son mutisme, le style du film ausculte et révèle la réalité du monde avec une construction en flux-tendu qui donne à la ville sa définition carcérale, dense, dans laquelle s’enchevêtrent des lignes de fuite, des verticales de pierre, des voies ferrées.
 

 
Bruitages et vides

Bullitt est peu dialogué. Le débit de parole, selon la profession des personnages, diffère. Un politicien comme Chalmers tient son pouvoir du chantage et des menaces. Du coup, les mots sont son arme principale pour exister. Loin du terrain et de la maitrise de l’espace saturé, claustrophobique et restreint du film, ou des canaux d’écoulement et de transmission des mouvements comme les rues et les couloirs, il se tient à l’écart de l’enquête et de la respiration du film. La ville et son effervescence sont travaillées en contre emploi : le réalisateur filme en décors naturels  des voitures, des passants, l’anonymat et le quotidien propre à chaque ville mais n’en garde uniquement que les images quadrillées et les dépouille de sons. La quintessence sonore de ce qui est filmé réside dans l’attachement à deux ou trois éléments fondateurs dans l’image. Il peut s’agir d’un tramway descendant la rue, d’une sirène après l’assassinat de Johnny Ross dans l’hotel… Le film est épuré et garde l’essentiel dans sa composition et son agencement cinématographique. Les sons et bruitages de l’action sont gardés pour leur symbolique et leur énergie. Il en va de même pour le grain présent à l’image.

 
 
Les sons se démarquent de l’image. Ils semblent percer l’écorce du film, sa surface vallonnée. Ils représentent en quelque sorte une symphonie d’une matière abstraite. La spontanéité de leur manifestation leur donne un rythme propre puisque le filtre qui les laisse peupler le film est ténu. Ils participent de la compacité du film, comme le montage et l’architecture, grâce à l’atonalité qui les caractérise. L’apparente sérénité du monde est brisée par l’irruption de déclencheurs, de bruits durs aux tonalités documentaires. C’est dans cette corrélation entre le vide et le versant documentaire du film que les silences cristallisent les vides en temps et en durée, en ralentissements, pour permettre à l’espace, par l’utilisation de plans d’ensembles ou de plans moins larges vissés au corps du héros, de se déployer. C’est ainsi que le tissu esthétique du film réagit par interpénétration et par conflit : la petite amie de Bullitt est horrifiée en regardant en face le visage déformé par strangulation de la femme de Ross dans un hotel. C’est en utilisant la piste sonore comme un catalyseur, comme un filtre sélectif de ce qui doit transparaitre ou déborder que jaillit la complexité et l’amertume d’une profondeur pourrie défiant la frontière de la surface. Au même titre que la réversibilité du monde de la nuit, les sons épurés et retravaillés de Bullitt permettent de compléter une vision lacunaire du monde.

Il s’agit d’un monde dans lequel la vie et la mort cohabitent et se modifient en son sein, dans son antre, grâce à un nouvel agencement par le biais de ses souterrains, de ses canalisations, de ses couloirs et de ses tunnels. Le film jongle entre le repère et la perte avec les parcours imposés par les routes et les trottoirs et un réseau domestique ou public qui redéfinit la capacité des personnages à rétablir sa place dans le monde grâce à sa faculté d’adaptation face à une porte fermée ou une fenêtre bloquée par des barreaux. Pour Bullitt, il s’agira de poursuivre en voiture la Ford Mustang Fastback GT ’68 de ses opposants et de baliser son parcours de chocs métalliques, de vrombissements, d’accélérations, de freinages sur des routes tracées par l’homme et déjà existantes… Bref, de repères topographiques avec dextérité et panache autrement, de s’affranchir de l’espace pour le dominer. C’est alors que la trajectoire, ponctuée par les coups de volants et l’habileté de Steve McQueen dans sa Ford Bullitt, domine et réorganise le territoire.

 

Titre original : Bullitt

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Durée : 113 mn


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