Dans la tête d’un assassin
Un bruit d’effort se fait entendre. Apparaît le visage de Bruno Reidal, jeune paysan du Cantal. La tête de l’enfant finit par se détacher du corps, agrippée fermement par Bruno ; le gamin gisant dans une mare de sang…On aurait tort de se fier à cette ouverture trash pour juger Bruno Reidal, car plutôt que le choc visuel le film regorge d’une violence avant tout psychologique. Premier long-métrage de Vincent Le Port, le film s’attache à suivre le parcours de Bruno Reidal qui, au début du vingtième siècle, par une journée ensoleillée, décida, après avoir tenté de les maîtriser en faisant le petit séminaire, de céder à ses pulsions meurtrières et de décapiter un jeune enfant passant par là. Tout le parti pris du film réside en son hyper subjectivité, basée sur les écrits de Reidal ; ainsi qu’une mise en scène en flash-back, mettant en avant un va et viens entre le temps présent et le passé raconté par Reidal. Le tout ponctué d’une voix off incarnée par Reidal lui-même, plaçant le spectateur à l’intérieur de la tête de l’assassin. La logique esthétique est de jouer avec des effets de contraste. Contraste entre l’espace présent et passé, la partie jouée au présent l’étant exclusivement en intérieur depuis une pièce froide et lugubre, tandis que l’environnement du passé, généralement en extérieur, est comme baigné par le soleil ou d’une chaleur omniprésente. Contraste encore avec l’usage de la langue qui perturbe et met mal à l’aise du fait d’un détachement froid et clinique des descriptions effectuées par Reidal. Ce dernier s’attachant à décrire ses pulsions de meurtres corrélées à ses masturbations avec un naturel et une monotonie glaçante et grinçante.
Un être hors-norme
Plus encore que la pulsion meurtrière, c’est la bizarrerie de la personnalité de Bruno qui est mise en avant. Le but du jeu n’étant pas le suspens, mais plutôt la fascinante observation d’un être qui, de naissance, semble à part et étrange. Qui ne semble jamais avoir pu coller à la moindre case que la société avait à offrir, case religieuse incluse. Le spectateur est seul face à une énigme, ce qui est la force du film : en évitant l’explication et en ne laissant que des suggestions de solutions ou de réponses, on obtient une épure psychologique, une sorte de dénudation émotionnelle brute et presque candide de la personnalité du tueur, permettant de tendre une forme de miroir déformant à la société de l’époque ; renvoyant toutes normes que l’on aurait pu considérer comme acquises à une forme de bizarrerie allant à l’encontre de la nature profonde des êtres. Ce rapport à la folie n’est d’ailleurs pas sans évoquer le Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont. Tout le poids du film repose sur les épaules de Dimitri Doré, dont le regard et le ton de voix constamment monocordes, réguliers, ne laissent aucun doute planer sur son état de folie ; pouvant évoquer le Jack Torrance de Shining. Mais le point névralgique du malaise que ressentira le spectateur proviendra sans aucun doute de l’état de conscience de Reidal à propos du mal qui le ronge. Car ce dernier sait, dès son enfance, que son désir de meurtre est anormal et malsain, sans jamais pouvoir l’empêcher de monter ni d’être contenu. Dans le fond le film pose une question simple : est-ce qu’un fou peut-être jugé responsable de ses actes, surtout s’il a conscience de la nature malveillante de ces derniers ? Question laissée sans réponse et qui ne pourra qu’évoquer des débats contemporains.
Pris dans une rigidité
Rapport de classes, de dominations et de religions sont les thèmes du film. Que ce soit face à ses collègues paysans plus doués que lui, les élèves du séminaire plus riches que lui, ou face aux médecins plus cultivés que lui, Bruno Reidal sera toujours en position de faiblesse à l’intérieur du milieu dans lequel il évoluera. Toujours, il sera en situation d’être dominé par autrui. Mais là encore grâce à son étonnante perspicacité, le personnage n’aura que trop conscience de cette domination, augmentant sa frustration ainsi que ses désirs masturbatoires et meurtriers. Peut-être est-ce là une des explications du film aux pulsions de Reidal : la pire de toutes les violences est celle d’un ordre social rigide face aux êtres hors-normes et ne rentrant dans aucune des cases que la société a à offrir. Ce qui évoque d’ailleurs Le juge est l’assassin tant par le sujet que par l’époque. Mais là où Tavernier utilisait une certaine neutralité de point de vue propice à une saine distanciation et à faire pénétrer son film par l’Histoire avec un grand H, Vincent Le Port préfère une forme de jusqu’au-boutisme de la subjectivité, rendant le film justement impénétrable, voire imperméable à toute humanité ou à toute échappées humaines ; à toute forme d’espoir salvateur. Ce qui est peut-être l’origine de son point faible. Car bien que dominé de toute part, jamais vraiment on ne plaindra ou n’aura pitié de Bruno Reidal, comme ce pouvait être paradoxalement le cas avec Bouvier dans Le juge et l’assassin, ce qui conférait au film une amplitude et une complexité supérieures.
Un bon premier long-métrage
Bruno Reidal est un film fuyant qui ne se laisse jamais totalement définir ; évanescent à l’image de son personnage principal. La folie y est représentée comme un mur infranchissable ainsi qu’une source de mystère inépuisable ; à la fois fascinante et répulsive. C’est un excellent premier long-métrage qui, comme souvent pour les premières œuvres, souffre d’une sorte de jusqu’au-boutisme du parti pris, perturbant un peu trop la lecture que le spectateur peut en faire. Mais ne boudons pas notre plaisir, quand viens le générique de fin, on a hâte de découvrir la suite de ce que Vincent Le Port offrira.