On reçoit le film du réalisateur canadien Robert Budreau comme un uppercut asséné de plein fouet, qui nous laisserait un nœud à l’estomac pareil à un boxeur groggy au tapis. Et cette sidération ne nous quitte pas d’une semelle jusqu’au générique de fin. Par effraction, un fracas d’images violentes, parfois assourdissantes, et dont on ressort quelque peu chancelant, entre en résonance avec le film de référence du cinéaste : Raging Bull, de Martin Scorsese (1980). Cet autre biopic fictionnel retraçait le parcours foudroyant de Jake la Motta, « le taureau du Bronx », à tout jamais gravé au panthéon de l’histoire de la boxe. La collision des images fait d’autant plus sens ici qu’elle montre à leur jointure le « shadow-boxing » d’un homme luttant pour sa survie.
En préambule, l’insert subjectif inaugural du film fait le point sur une trompette. Le contrechamp laisse découvrir le plan rapproché d’un homme au visage émacié, à l’air hagard et désemparé. Il gît, affalé à même le sol de sa cellule, en proie à une crise hallucinatoire qui lui fait apercevoir une énorme tarentule rampant hors du pavillon de son instrument. Nous sommes au printemps 1966, en plein cœur de la Toscane, plus précisément à Lucques, dans l’enceinte d’une administration pénitentiaire où le « prince du cool et du swing de la westcoast » Chesney Henry Baker purge une peine pour détention, usage et trafic de substances illicites.
Tel Bird, Chet est un météore qui aura brillé quelque temps au firmament pour se fracasser dans son envol. D’où vient que la presse à sensations l’ait surnommé, en son temps, le « James Dean du cool » ? Son faciès d’éphèbe aux traits tirés au cordeau, son look d’adolescent attardé désespérément immature, sa voix blanche inimitable qui n’aura pas reçu de formation professionnelle et, naturellement, son goût immodéré pour les bolides, faisaient se bousculer les groupies en pâmoison. Chet savait apprivoiser à merveille les foucades et les ruades de « ces belles américaines » et « ces belles italiennes », de la même façon qu’il n’avait pas son pareil pour changer les paliers de vitesse et franchir le mur du son ; y compris avec le concours des stupéfiants. De plus, il jouait à merveille des trois pistons de sa trompette, dans une parfaite synchronisation entre mental et mécanique. Rattrapé par son mythe, James Dean sera, quant à lui, fauché dans les prémices de la vie, en pleine gloire ascensionnelle à Salinas, en 1955. Ironie du destin, il s’apprêtait à participer à des éliminatoires avec sa porsche. « Les étapes ne sont faites que pour être brûlées » (1)
Un rêve d’Icare brisé à tout jamais
Autre destin brisé que celui de Chet Baker : il n’est qu’à lire pour s’en convaincre les fragments épars de ses mémoires auto-biographiques de junkie musicien, Comme si j’avais des ailes, rédigées en 1997, pour tenter de comprendre sa lancinante et corrodante consomption par la drogue puis son knock-out irrémédiable sur l’enceinte du « ring de la vie », brisant à tout jamais son rêve d’Icare.
Son addiction et les fatales dérives qu’elles entraînèrent composent à la fois l’épicentre et la trame obsessionnelle de ce récit, que viennent ponctuer les improvisations fluides et sans heurts de son héros à la trompette. Des souvenirs erratiques affleurent à la surface d’une mémoire sans fards comme sa voix : on imagine le ressac des vagues écumantes s’abîmant au pied des falaises de Palos Verdes, sur le littoral californien d’où le musicien se plaisait à plonger pour pêcher ces mollusques convoités à la coquille de nacre que sont les abalones.
Ces réminiscences rares surgissent pourtant de nulle part, avec la toxicomanie et son narcotrafic pour seuls dénominateurs communs, embarquant le lecteur dans un polar haletant dont son auteur ne connaîtra jamais l’issue tragique. Autant de blancs résiduels d’un vécu chaotique sont ainsi jetés en pâture à la postérité.
Le vortex narcotique de l’emprise aux paradis artificiels
La vie de Chet Baker est énigmatiquement lacunaire, seule la musique semble y avoir prise tout en se jouant des silences qui la traverse. Les penchants volontiers nostalgique et lunatique du musicien retiennent cette part de mystère et d’irrésolution. De vagabondage en vagabondage, son parcours en dents de scie traduit ses fêlures, ses failles, ses dérobades, ses reculades. Les mettre en images, c’est s’enfermer à coup sûr dans un dilemme. Pour éviter cet écueil voire le circonvenir, Robert Budreau a trouvé un biais congruent : le biopic dans le biopic. Faire endosser à Chet les stéréotypes qui peuplent sa légende par le noir et blanc tout en démythifiant le mythe avec la couleur. Ce faisant, il choisit de focaliser son Arriflex numérique sur 1966/1967 : une période-charnière où, suite à un deal de drogue qu’il n’a pas honoré, le trompettiste se fait démantibuler la mâchoire et doit réapprendre à jouer de son instrument. Budreau décrit dans tous ses états les affres de son come-back à l’orée des seventies, le vertige tourbillonnant du sexe, le vortex narcotique de son emprise aux paradis artificiels. Il laisse deviner en filigrane l’essor du rock’n roll et le déclin du jazz dans les studios. « Un jour vous êtes au pinacle, le lendemain dans les tréfonds » (2)
Déjà en 2009, dans un court-métrage de fiction, le même Budreau se livrait à une véritable investigation par l’image en reconstituant les circonstances troubles entourant le décès par défenestration du trompettiste, le 13 mai 1988 dans un hôtel d’Amsterdam, n’éludant aucune hypothèse : accidentelle, suicidaire ou homicidaire. C’est Stephen Mchattie, le père de Chet, magistral de retenue et de justesse dans la version de 2014, qui l’incarne alors sur le retour de l’âge, tel qu’en lui-même, le visage tavelé et raviné (exagérément dans la reconstitution) par l’abus de narcotiques en tous genres, se confondant à s’y méprendre et par un mimétisme naturel à un vieil Amérindien séminole tout droit sorti d’une réserve de son Oklahoma natal, qui aurait laissé sa parure en plumes d’aigles et sa monture en coulisses.
Chet Baker doit à sa photogénie naturelle, à sa physionomie avantageuse de gueule d’ange aux pommettes saillantes et aux cheveux gominés, ainsi qu’à sa renommée précoce comme trompette dans la formation cool jazz du saxophoniste baryton Gerry Mulligan (1952/1953), une cinégénie corrélative qui le prédisposait à de fugaces apparitions à l’écran, notamment dans Hell’s horizon (1955) du réalisateur Tom Gries, avec en vedette l’acteur John Ireland – drame qui a pour toile de fond la guerre de Corée -, et plus tard dans un film britannique avec Susan Hayward. Son séjour en Italie entre 1958 et 1966 lui vaudra, outre une aura de musicien à la « tromba d’oro » (trompette d’or), d’enregistrer entre autres musiques de films, celles du Pigeon de Mario Monicelli (1958) et de cette autre farce mystificatrice signée Nanny Loy : Hold-up à la milanaise (1959), sa suite logique.
Est-ce le fait d’une malédiction, mais aucun des projets d’adaptation de la première tranche de vie du jeune prodige, adoubé par Charlie Parker en personne au Tiffany club de Los Angeles en 1952, n’eurent l’heur de voir le jour. Le producteur Dino de Laurentis avait lui-même envisagé de réaliser un biopic sur l’artiste en 1966 à l’époque de ses démêlés judiciaires italiens, point de départ de l’anti-biopic de Budreau, qui n’aboutit pas davantage.
Avant la reprise en mains du projet par le cinéaste de Toronto, les acteurs Brad Pitt et Léonardo di Caprio furent un temps pressentis pour incarner le poète déchu au point de bascule de son addiction à la came : 1956. Défection après défection, les tentatives avortèrent dans l’oeuf. Astucieusement et usant d’opiniâtreté, Budreau va s’engouffrer dans cette brèche laissée ouverte à toute nouvelle opportunité, pourvu qu’elle entre dans les budgets de la production. Il va en peaufiner l’écriture avec son acteur d’élection, Ethan Hawke, considérablement dégrossi depuis ses premiers galons du Cercle des poètes disparus (Peter Weir, 1989), et partageant plus d’une affinité physique avec ce petit blanc frêle du middle-west à l’âme d’écorché vif, qui trace sa route de microsillon en microsillon, ce bouseux de l’Oklahoma qui laboure son chemin sans cheval mais non sans horse. Le même dont Dizzy Gillespie, éminence grise du be-bop, prédira : « ce blanc-bec qui n’a pas l’air d’y toucher va tous les bouffer ».
Une fois le subterfuge du tournage dans le tournage découvert, au détour d’un fou rire des acteurs et par l’intrusion du clap, il est avéré que les séquences baignées d’un noir et blanc hypnotique ne sont là que pour entretenir le mythe doré comme sa trompette de l’artiste maudit. Le cinéaste canadien caricature semble-t-il à l’excès les clichés glamour, donnant une seconde vie en mouvements à ceux du photographe William Claxton, à la limite du plagiat. Le film singe aussi l’esthétique des images documentaires du Let’s get lost (1997) de Bruce Weber dont la crudité contrefaisait déjà la réalité en prétendant la « mettre à nu » et l’accréditer pour ce qu’elle était. Bruce Weber ne faisait d’ailleurs qu’instrumentaliser une fin programmée et toujours différée.
Comme c’est hélas souvent le cas dans les biopics musicaux, les seconds rôles de musiciens sont bâclés et réduits à la portion congrue. Ici, Dizzy Gillespie, affublé de son galure sans duvet au menton, apparaît falot et peu crédible, confinant au grotesque en couleurs. Il donne l’apparence d’être l’homme de main d’un Miles Davis surjoué dont le visage arbore en permanence une morgue haineuse, qui le fait davantage ressembler à un tenancier de tripot mal famé qu’à un musicien digne de son nom.
Même si l’on serait en droit de rêver d’un Jack Palance tenant le rôle principal, Ethan Hawke s’insinue subrepticement dans la peau de Chet Baker, avec le détachement et le fatalisme suffisants pour le rendre plausible, donnant l’impression qu’il est perpétuellement déphasé et à côté de ses pompes. Il réussit le tour de force de travestir sa voix, en adoucissant les inflexions comme un enfant timoré en mal de maternage.
D’aucuns n’ignorent pas que la voix détimbrée de Chet Baker était diaphane et teintée d’émotions, donc mal assurée, presque titubante, comme appartenant à un somnambule, selon son état physique du moment. Cette voix aux suavités de romance appartient en propre à un instrumentiste-chanteur incurablement romantique, et non l’inverse. Ethan Hawke réussit à donner le change dans une interprétation gauche et approximative, néanmoins attachante, de « My funny Valentine », émouvante déclaration d’amour à Jane (Carmen Ejogo). Cet « evergreen », mélodie-phare de l’artiste, devenue une scie musicale à force de ressassements, est ici transfigurée par un écrin instrumental diapré de silences.
Carmen Ejogo condense en elle un précipité de toutes les femmes aimantes qui ont pu croiser la vie du trompettiste, et fait un bout de chemin plus que convaincant avec lui. Leur brève échappée amoureuse culmine dès l’instant où, en égérie qu’elle est, elle ré-attelle Chet à son embouchure comme un cowboy à sa monture.
La virée à Yale dans la ferme familiale, et les retrouvailles qui s’ensuivent entre le père, la mère et le fils, sonnent juste par leur sobriété. De même, le soin tout particulier apporté à la reconstitution des séances d’enregistrement sous l’égide de Dick Bock, producteur et protecteur de toujours de l’artiste depuis ses premiers pas discographiques pour le label Pacific Jazz. Omniprésente et toujours en mouvement, la caméra numérique à l’épaule du cinéaste s’insinue partout et, impeccablement boostées par une bande sonore percutante, les scènes de concerts, dont celle du Birdland de New York restée dans les annales, n’en dégagent que plus d’authenticité et d’adrénaline.
(1) Alain Gerber, Chet
(2) Alain Gerber, op. cit.