Bigas Luna / Coffret 3 films (Bilbao, Caniche, Lola) + 1 livret de 100 pages chez Artus Films.

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Sans avoir peur de l’excès, Bigas Luna ausculte ces obscurs objets de désir dans sa trilogie noire.

Très heureuse initiative d’Artus films que de nous proposer ce coffret consacré à la trilogie noire de Bigas Luna. En plus des DVD et Blu -Ray de chacun des titres, un livret de 100 pages, superbement illustré,signé Maxime Lachaud, place dans une perspective plus large (cinématographique et picturale) l’œuvre d’un auteur dont on n’a pas mesuré l’importance dans l’Histoire du cinéma Ibérique. Trop souvent présenté de façon caricaturale comme un chantre de la provocation ; Luna ne s’est pas contenté de transgresser les codes moraux, il a sondé les passions et dépeint avec un sens aigu les psychés contrariées de ses contemporains.

 

Bilbao (1978).

La fascination de Leo  (Àngel Jové)  pour Bilbao (Isabel Pisano ), une prostituée, se traduit d’abord par l’ exaltation  de ses fantasmes voyeuristes et fétichistes, pour le  conduire ensuite vers un fatidique rapprochement charnel. Comme dans Le voyeur (Michael Powell, 1960), la pulsion scopique constitue l’épicentre de l’existence d’un homme solitaire. En secret, Leo prend des photos et se procure des objets de sa déesse qu’il compile dans un album.

Quand on découvre l’œuvre de Bigas Luna, la concision de sa mise en scène nous interpelle immédiatement : scènes brèves, précisions des cadrages -sens du détail, on pense à Bresson pour l’importance du geste. Nous immergeant in media res dans la bipolarité de Leo : côté pile, l’aboulie d’un quotidien sans horizon – Léo vit avec Maria (Maria Martin), une femme plus âgée dont il ne supporte plus la compagnie, côté face, une excitation grandissante pour la Belle de nuit. Littéralement happé dans le tourbillon incessant d’intentions difficilement contrôlables par l’omniprésence de la voix off ; à l’exception des dernières scènes, la voix de Léo ne se livre à nous qu’au travers de ses monologues intérieurs. Enfermés avec lui dans ce cercle vicieux de la passion pervertie, notre jugement ne saurait être sentencieux. D’autant plus, qu’à l’instar de Travis dans Taxi Driver (Martin Scorcese, 1976), la croisade du fougueux chevalier servant se teinte d’une déroutante ambiguïté. Baigné dans une atmosphère entre le gris et le glauque, entre le fantasme et la réalité ; le sentiment de trouble ne se dilue jamais. Dans ce premier film de sa trilogie noire -et seulement le troisième de sa filmographie- la maîtrise et la force d’un auteur véritablement singulier ne souffrent d’aucun doute.

Caniche (1979).

Angel (Àngel Jové) et sa sœur Eloisa (Consol Tura) vivent sous le même toit et partagent également une attirance peu commune vers la gente canine. Eloisa entretien avec son Dany une relation fusionnelle, et Angel ne cesse de rechercher dans les rues des partenaires avec lesquels il pourra assouvir ses désirs les moins avouables.

Avec une petite dose de malice, mais sans jamais tomber ni dans le cynisme ni dans l’exhibitionnisme gratuitement dérangeant, Bigas Luna souligne et cultive le mimétisme entre l’humain et l’animal. En plus des réflexes anthropomorphiques protecteurs que la plupart des maîtres cultivent, il scrute et met en parallèle les gestes triviaux du quotidien : uriner, humer les odeurs sur les vêtements, manger goulument… Ces tous petits riens auxquels s’ajoute une relation ambiguë et chaotique au sein du couple frère/sœur installent un climat de tension qui semble à tout moment pouvoir conduire vers une perte de contrôle, vers l’horreur de la démence. Bilbao, déjà, travaillait finement ce registre de l’étrange, en le plaçant en arrière-plan, en embuscade, sans l’artificialiser ni en faire le moteur du récit. Bigas Luna, comme un Yórgos Lánthimos dans The Lobster (2015) ou Mise à mort du cerf sacré (2017), interroge notre rapport à la norme et captant et exacerbant le moindre signe de tension que la maîtrise de nos émotions, de nos angoisses imposées par la vie en société nous impose. L’usage fréquent de gros plans sur une partie du visage, sur une partie du corps intime ou peu glamour -intérieur de la bouche-, les tics des personnages soulignés également par les dialogues, donnent corps à des portraits crus, miroirs à peine grossissants de nos névroses. Le trop plein lentement mais surement constitué tout du long  trouve un exutoire naturel dans le final tragique. Si le regard de Bigas Luna dérange c’est qu’il est d’une rare clairvoyance et d’une frontalité assumée.

Lola (1986).

« Ni avec toi, ni sans toi », l’épitaphe de La femme d’à côté (François Truffaut, 1981) sied comme un gant à ce drame-passionnel sulfureux de Bigas Luna. Lola (Ángela Molina) a quitté Mario (Feodor Atkine), son amant alcoolique violent,  pour partager sa vie avec Bernard (Patrick Bauchau), mais le souffle vénéneux de son ancienne relation revient la tourmenter. La jalousie comme moteur du désir, la possession et ses effets dévastateurs, un des axes les plus usités pour explorer l’érotisme d’un couple, ébauché dans Bilbao et Caniche, est ici portée à incandescence. Les formes d’Angelina Molina comme un aimant, ses deux amants à fleur de peau suent sang et eau pour ne pas perdre cet éblouissante objet de désir. Les  scènes d’intimité saisissent par leur réalisme, le plaisir n’est pas un vain mot. La même quête de la jouissance accompagne les plaisirs de la table : on salive à l’avance  à l’approche du restaurant, puis une fois à table on se jette sans réserve sur la chair fraiche des crustacés ou autre met abondant, on se délecte sans pudeur. (CF le livret du combo).

La tension monte crescendo au rythme d’une musique lancinante. La jalousie et la passion explosent, et, comme dans Bilbao et Caniche, l’issue ne peut être que fatale. La dernière partie du film emprunte alors à vitesse grand V les procédés du thriller hollywoodien pour rebondir : procès, scène de parloir, manipulations, révélations, arrestation du vrai coupable, mais comme chez De Palma, cette apparente concession moraliste se veut complice et malicieuse, ouvrant la voie vers d’autres plaisirs interdits…

 

Nous n’avons pas abordé ici les références picturales  (Velasquez, Goya, Dali…), et très, très peu le tropisme culinaire (les deux sont étroitement liés par endroit) de Bigas Luna, pour cause,  le livret de Maxime Lachaud est très riche sur ces sujets.

Bigas Luna / Coffret 3 films (Bilbao, Caniche, Lola) + 1 livret de 100 pages, nouveauté chez Artus Films.

Titre original : Bilbao/ Caniche/Lola.

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