« Ma liberté n’a pas d’ordre. »
Berlin Alexanderplatz, tiré du roman du même nom d’Alfred Döblin, évoque à travers 13 épisodes et un épilogue la vie de Franz Biberkopf, personnage férocement débonnaire, foncièrement simple et profondément ubuesque. Franz s’est disputé avec Ida, sa compagne. Dans un accès de colère, il la frappe mortellement. Libéré de prison des années après, il redécouvre la vie avec tous ses défis.
Commandé à l’origine pour la télévision, la succession de ces épisodes s’apparente en réalité à un véritable long métrage, donc la seule transition n’est assurée que par le même générique en début et fin d’épisode. Berlin Alexanderplatz n’est autre qu’un gargantuesque « essai cinématographique » sur la vie d’un berlinois dans l’Allemagne de fin des années 20. Derrière cette épopée, on ressent d’emblée la dimension « personnelle » de la mise en scène, notamment à travers la direction des acteurs, en premier lieu de Günter Lamprecht (Franz Biberkopf) qui identifie complètement la personnalité du metteur en scène. C’est cette « liberté » de sa propre conscience qui constitue la portée du film.
« C’est un type bien Franz. Malgré les âneries qu’il a faites, dans le fond, c’est un type bien. »
Dès sa sortie de prison, Franz Biberkopf refuse de s’intégrer dans ce monde qu’il ne reconnaît plus. Il porte en lui la terrible douleur du meurtre qu’il a commis. Rainer Werner Fassbinder nous rappelle, de façon récurrente, la scène terrible où la vie de Franz bascula. Sa façon de voir les choses va en être considérablement modifiée.
La conscience de Franz Biberkopf est le fil conducteur du film. Fassbinder ne porte que très peu de jugement sur les personnages. En découlent une impressionnante liberté et une fluidité des relations mises en scènes. Franz a de nombreux défauts, mais c’est ce qui le rend encore plus attachant. A cet égard, Fassbinder est un peintre expressionniste qui dessine un portrait intimiste de la conscience profonde de Franz. Derrière une apparente force, se cache un personnage dévoré par le doute, l’instabilité et une incroyable sensibilité.
« A un navire, il faut une ancre, un homme ne peut être sans l’appui de nombreux semblables. »
La cohésion du film est assurée par l’intervention de très nombreux personnages. S’il fallait en retenir un, deux ou trois, une liste entière ne suffirait pas. La brillance de la mise en scène s’opère par la relation permanente, la cohésion entre la vie des personnages de la « Berlin Alexanderplatz ».
Toutefois, Fassbinder s’attarde trop sur les doutes des personnages, à l’aide de nombreux plans de visages où le regard est toujours fuyant, et pas assez sur leurs émotions. C’est assez paradoxal, on a l’impression qu’il ne prend pas le temps de montrer l’intensité de l’émotion. On ressent un sentiment de retenue au profit d’une réflexion dissimulée des personnages. Les personnages se livrent peu. Fassbinder remplace leur propre réflexion par d’incessantes interventions d’une voix-off qui lit des poèmes, des extraits ou des contes souvent en total décalage avec le sens véritable de l’action en court. L’émotion est présente mais elle se cache parfois trop derrière le masque poétique de l’adaptation littéraire.
On peut imaginer qu’il s’agit d’un refus de la part du metteur en scène d’isoler ses personnages. Franz déclare que « la solitude fait naître les fissures de la folie ». La conscience de Franz peut se résumer ainsi, dans ce besoin de s’épanouir à l’aide de ses amis. La solitude du personnage dans l’épilogue final, proche de la folie, confirme cette vision humaniste du metteur en scène. Ainsi, à titre d’exemple, le pardon de Franz à Reinhold n’a pas de portée religieuse mais il participe à la conscience de Franz qui se rend compte des difficultés psychologiques de son ami.
« La nature a ses lois et se venge des abus. »
Berlin Alexanderplatz est une étude poussée sur les relations de pouvoir et de dépendance entre les êtres. C’est la conscience même de Fassbinder. Les deux relations qui semblent les plus intéressantes sont celles entre Franz et Mieze, sa dernière compagne et entre Franz et Reinhold, son ami.
Mieze est la seule femme dont il soit réellement amoureux. Depuis le premier épisode, Franz multiplie les conquêtes avec autant d’impertinence que de force. Il ne s’attache pas à ces femmes. Le jeu d’échanges qu’il entreprend avec Reinhold témoigne de ce détachement. Il faut dire qu’il reste fortement marqué par le meurtre qu’il a commis. Fassbinder duplique de façon récurrente la scène du meurtre qui témoigne de l’agitation de Franz sur ce sujet.
« Un amour ça coûte toujours beaucoup. » Franz tombe toutefois amoureux de Mieze. Il se retrouve ainsi dépendant de sa compagnie. Cette situation contraste fortement avec les débuts du film où il apparaît distant, presque insensible. Ce va-et-vient permet au spectateur d’identifier la grande humanité du personnage.
Il faut dire que l’amitié de Franz avec Reinhold assure une bonne partie de la conscience de Franz. En effet, nonobstant les pires atrocités que Reinhold fait subir à Franz, ce dernier pardonne et s’inquiète de l’état de Reinhold. La bonté de Franz n’a d’égal que la méchanceté de Reinhold. Mais au final qui est véritablement dépendant de l’autre ?
« Votre République est un accident du travail. »
« Alors, toujours aussi drôle ? Toujours autant qu’on puisse l’être à notre époque. ». On a souvent mis en avant la qualité technique de la reconstitution historique. Fassbinder l’évoque même dans des interviews. L’effort de reconstitution est certes notable, notamment au travers de cette station de métro, la Berlin Alexanderplatz, place centrale et incontournable du Berlin qui bouge.
Toutefois, la qualité technique du film ne dépeint pas suffisamment l’atmosphère de l’époque. L’action se limite à quelques lieux, une rue, un bar, une station de métro et un appartement. La mise en scène peut sembler étouffante, casanière, oppressante. Rares sont les moments où les personnages sortent de leurs endroits. On sent ainsi l’influence du cinéma expressionniste. Berlin Alexanderplatz, c’est un peu La Rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst. Les rues sont sombres, les intérieurs peu éclairés et souvent rudimentaires.
Pourtant, derrière cette filiation légitime envers le cinéma expressionniste, la peinture de la République de Weimar est assez décevante dans la mesure où le personnage de Franz est hermétique à ce contexte. Vendeur de journal, il crie dans la rue les titres des journaux, sans recul sur ce qu’il dit. Il assiste à une réunion politique, uniquement parce que Reinhold l’y emmène. Le personnage a très peu d’interaction avec le contexte politique et même économique. Sa bande d’amis, derrière un commerce de fruit, est en réalité une bande de larcins qui volent des marchandises. Mais de son côté, il ne semble pas souffrir des difficultés économiques. Il le dit lui-même, il travaille pour « son bon plaisir », entretenu par ses femmes.
« A un contre moi, il domine. Si nous sommes deux, c’est déjà plus difficile de nous vaincre. A dix encore plus difficile. Et à mille ou à un million, ça devient très difficile. Et c’est bien mieux d’être avec d’autres. Je sais et je sens tout deux fois mieux. »
Berlin Alexanderplatz n’est pas un film, c’est une aventure psychologique, un essai sur la conscience collective et individuelle. Certes la forme peut être critiquée, mais le fond reste sensible et très humain : la qualité de la fresque pantagruélique ne s’en trouve que magnifiée. Une expérience unique à vivre.