Ave, César !

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Les Coen s´obstinent à prolonger leurs fantasmes d´adolescents, cette fois dans un mash-up grinçant et ankylosé de l´âge d´or d´Hollywood. Quelques belles (mais rares) choses, toutefois.

Dans Le Grand Saut (Joel & Ethan Coen, 1994), Norville Barnes – sous-fifre à la naïveté crasse incarné par Tim Robbins – se voit contraint d’apporter cérémonieusement une missive d’outre-tombe adressée au nouveau grand manitou de la société Hudsucker, Sidney J. Mussburger (Paul Newman). Celui-ci s’introduit à contrecœur, tout dégingandé et penaud, dans le bureau de son illustre supérieur au dernier étage d’un gratte-ciel monumental. L’allure disgracieuse du jeune homme, secoué d’hésitations intempestives, tranche avec la solennité de l’espace environnant, croisement possible entre les décors d’Alexandre Trauner et d’Hermann Warm. Oubliant le pourquoi de son irruption et percevant tout à coup en Mussburger un auditeur de choix, Barnes sort de son tablier une feuille de papier qu’il déplie religieusement. Sur celle-ci, tracé en plein centre : un unique cercle noir, parfait. À peine le dirigeant despotique a-t-il le temps de sourciller que Barnes lui lâche un sibyllin "You know, for kids !". Il faudra patienter un temps pour comprendre que ce cercle énigmatique et poétique n’est autre que la représentation d’un cerceau en plastique, invention sur le point de faire fureur auprès de tous les enfants d’Amérique. Quelque part, ce simple dessin, trivial mais aux promesses vertigineuses, pourrait à lui seul illustrer le dilemme imprégnant une bonne partie de l’œuvre des frères Coen. L’histoire d’un carambolage entre un cinéma classique, d’où la caution Newman, et le possible avènement d’une forme s’en émancipant. Et pour cause, la filmographie du duo semble depuis toujours tiraillée entre deux pôles plus ou moins définis, se répondant l’un et l’autre : d’un côté les pulsions régressives de l’enfance (Arizona Junior, Le Grand Saut, The Big Lebowski (1998) ; O’Brother (2000) ; Ladykillers, 2004 ; Burn After Reading (2008) et peut-être Ave César !) – potentiellement héritées de leur rencontre/collaboration avec Sam Raimi -, de l’autre une forme d’éthique d’auteur sinon l’exigence de s’en remettre sans fioritures aux grands maîtres du cinéma (Hitchcock avec Sang pour sang (1985), Coppola avec Miller’s Crossing (1991), Cimino avec No Country for Old Men (2008), Huston entre autres avec The Barber, etc.). Évidemment, on peut aussi considérer que tous leurs films oscillent au sein de cette dichotomie sans jamais vraiment choisir entre ces deux axes, Le Grand Saut étant par exemple un hommage à Frank Capra et à Preston Sturges, The Big Lebowski une relecture du Grand Sommeil (Howard Hawks, 1946). Seuls Barton Fink (1991) et Inside Llewyn Davis (2013), quintessence de cet art de l’hybridation, sont probablement parvenus à se donner comme tels, en de superbes synthèses mais parfaitement autonomes.


Hollywood Babylone

De cet amour inconditionnel à la fois espiègle et fétichiste du cinéma (que beaucoup voudraient rapprocher de Tarantino), exsude en toute logique un dézingage en règle des genres. Thriller, comédie, film noir, comédie sociale, polar, espionnage, western, portrait intimiste… les deux cinéastes dynamitent avec humour, maniérisme et sagacité bon nombre de codes issus du cinéma hollywoodien. Rien d’étonnant, donc, à les voir sortir cette fois un long métrage radiographiant les arcanes mêmes d’Hollywood. Là où Barton Fink suivait un scénariste qui, piégé déjà en marge des studios du "Bois-de-Houx" dans un hôtel miteux, se rêvait par dépit dans un tableau illusoire, Ave César ! retrace l’histoire d’un fixeur chargé par les studios hollywoodiens de régler les problèmes des stars pour faciliter les tournages – exit les dérapages des vedettes, aucune trace ne doit subsister. Outre un changement de positionnement – on quitte un intellectuel juif new yorkais aux idées progressistes, pour Eddie Mannix (Josh Brolin), homme sans réels idéaux pour qui le salut d’Hollywood est une nécessité christique -, l’enjeu est avant tout d’étendre le spectre critique pour une caricature plus ample de l’industrie cinématographique. Assez éloigné de l’image sulfureuse du véritable Eddie Mannix – qui avant de devenir fixeur pour Nick Schenck, le ponte de la MGM, était videur et en lien direct avec la Mafia -, le personnage éponyme des Coen vaut surtout pour son rôle de sentinelle de la maison Hollywood, celui capable d’étouffer dans l’œuf les scandales éventuels à la Hollywood Babylone (voir les essais avortés des sœurs Thacker jouées par Tilda Swinton, spectres de Louella Parsons et Hedda Hopper, mais aussi par extension Kenneth Anger). Problème : Mannix paie cher en cas de conscience cette position de vigie garante de la vertu de pacotille des stars. Son chemin de croix – notons que les Coen ouvrent leur film sur un Christ et filent la métaphore tout du long – : épauler les acteurs quoi qu’il en coûte afin que tout rentre dans les clous fixés par les producteurs. Une économie des sentiments et de la morale sur fond d’abnégation, où famille et vie personnelle ne sont plus pour Mannix que chimères. Rien de plus jubilatoire pour Joel et Ethan Coen que de mettre en scène un personnage renonçant à son âme pour maintenir close pareille boîte de Pandore. D’autant plus que cette caution d’ange gardien fait en réalité office de révélateur, plaçant paradoxalement Mannix en position de fossoyeur d’Hollywood. Dispositif diabolique qui exulte dans son anéantissement de la machine à rêves.
 

 
Mais par-delà la trajectoire d’Eddie Mannix (et celles, plus resserrées, des acteurs antagonistes Baird Whitlock et Hobie Doyle), Ave César ! se veut un précis de ce que les Coen ont à leur façon singé – pour mieux tourner en ridicule ou chérir – tout au long de leur carrière. Western, péplum, comédie musicale, mélodrame… tous les prétextes sont bons pour reproduire façon name-dropping quelques-uns des standards de l’âge d’or d’Hollywood. En résultent des plans d’ensemble épiques à la Ben Hur (William Wyler, 1959), des scènes de banquet à la Quo Vadis (Mervyn LeRoy, 1951), des scènes de danse non moins grandiloquentes à la Minnelli, à la Donen et même à la Lloyd Bacon (pour l’essentiel 42e rue et Prologue, 1933), ou cette sérénade façon Duel au soleil (King Vidor, 1946) et cette course-poursuite à cheval entre John Ford et George Stevens. Le résultat, même sous le fard de la parodie, est souvent saisissant. Les frères Coen, une fois de plus mais davantage encore qu’à l’accoutumée, réalisent un rêve d’enfant : celui de pasticher les moments ayant bercé leurs jeunes années de cinéphiles, celles des grandes heures du Technicolor. Même format, même lumière… l’idolâtrie va de paire avec les guest stars, innombrables et plus prestigieuses les unes que les autres (Ralph Fiennes, Jonah Hill, Scarlett Johansson, Frances McDormand, Channing Tatum et même Christophe Lambert…), mais sous-employées. Face à une telle démesure sous le signe de la mise en abyme – derrière laquelle point malheureusement un certain dénuement -, l’indigestion guette. Le mystérieux enlèvement de Baird Whitlock (George Clooney, pour sa quatrième avec les Coen et toujours avec les mêmes lubies), sur fond de mccarthysme, vient certes redonner un peu de grain à moudre au scénario. Mais il ne s’agit au bout du compte que d’un pis-aller servant à révéler par l’absurde la cupidité et la recherche de pouvoir des scénaristes – aliénés eux aussi comme les autres par l’industrie cinématographique.

Manière pour les Coen de renvoyer dos à dos les grands moguls des studios et les intellectuels à leur botte, n’en déplaise à Dalton Trumbo et consorts dont les velléités communistes ne relèveraient que de l’apparat (voir la scène du sous-marin). Reste une singularité toutefois dans cet opus sur le mode mineur des Coen : la séquence au cours de laquelle un potentiel collaborateur de Mannix fait une proposition d’emploi a priori alléchante mais opaque. Après avoir badiné quelques minutes, l’interlocuteur dévoile subrepticement des clichés d’essais nucléaires. Cette fulgurance, étrange parce qu’inopinée, pourrait presque recéler quelque chose de métaphysique, au même titre que la boîte nébuleuse du film En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955), mantra de David Lynch. Mais cette dimension paranoïaque, bien qu’engageante, n’infuse par la suite que mollement Ave César ! Malgré la débauche d’effets mis en œuvre pour porter l’intrigue, celle-ci ploie sous ses ambitions ; tandis que la diversité des formats et la photo du fidèle Roger Deakins ne suffisent pas. Était-ce vraiment nécessaire de déployer autant de moyens pour illustrer un concept aussi fade ? Ou est-ce une volonté de mise en abyme du cinéma lui-même ? Fallait-il vraiment tant d’affèteries pour prétendre que les genres du cinéma hollywoodien ont la même finalité, pour les faire voler en éclat ou les contempler une énième fois ? Le temps est peut-être venu pour les Coen de passer outre leurs fantasmes d’adolescents, et de porter un regard plus proche (et moins aigre) sur leurs personnages, comme ils avaient su le faire avec Barton Fink, Miller’s Crossing, No country for old men et surtout Inside Llewyn Davis.

Titre original : Hail, Caesar!

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