Akira Kurosawa, << L´empereur du cinéma japonais >>

Article écrit par

Ombre et lumière sur un grand cinéaste capable du meilleur comme du moins réussi.

Malgré toute notre admiration pour le cinéma de Kurosawa, tous ses films ne sont pas des chef-d’œuvres. Le cinéaste est d’ailleurs probablement assez loin d’égaler, en terme de constance, les maîtres Mizoguchi et Ozu. Sugata Sanshiro est sympathique sans pour autant être épique ; Le Plus beau a un côté artificiel flagrant ; La Légende du grand judo II n’apporte pas grand-chose ; Le Duel silencieux tombe de manière pathétique dans le « piège » du mélodrame ; L’Idiot pêche par sa longueur, tout comme Les Salauds dorment en paix ; Sanjuro est loin d’égaler Yojimbo en terme d’intensité ; Barberousse est un film un peu trop froid et distant ; Dodes’caden manque d’unité et de constance dans le rythme ; Dersou Ouzala, malgré ses magnifiques paysages, ne parvient pas à nous émouvoir constamment. Opinions certes subjectives, mais ne tombons pas dans l’admiration béate.

Cependant, de La Légende du grand judo (1943) à Madadayo (1993), on est frappé par la permanence de certains thèmes, par la reprise de nombreux éléments, par la persistance d’un regard lucide et par la constante exigence morale qui anime le cinéma de Kurosawa. L’homme qui met en scène Madadayo à l’âge de quatre-vingt-trois ans n’est pourtant plus le même que le débutant de trente ans qui tourne ses premiers films lors de la seconde guerre mondiale et qui, après un apprentissage long de dix ans, nous livre ses œuvres les plus fortes lors des années 1950 – 1960, au moment même où le cinéma japonais connaît son « second âge d’or ». La fin de carrière du cinéaste est jugée par certains moins créative, par d’autres plus mûre ; sans porter de jugement qualitatif, on pourrait dire qu’il perd le souffle épique de ses plus grandes réussites au profit d’une ascèse intellectuelle et d’une maîtrise totale de son art.

Au souci de réalisme social qui caractérise ses premiers films (Je ne regrette rien de ma jeunesse, Un merveilleux dimanche, L’Ange ivre, Chien enragé, Scandale, Vivre), Kurosawa semble avoir substituer un point de vue plus élevé, plus universel et plus moral. La vision de Kurosawa semble également être plus pessimiste, un pessimisme qui prendra toute son ampleur lors de Dodes’caden et de Ran, deux films qui figurent le chaos moral de l’homme. Auparavant, Rashomon aura montré à quel point l’égocentrisme des hommes les empêche d’accéder à toute vérité et Le Château de l’araignée nous aura donné un aperçu du Mal à l’état pur.

Depuis L’Ange ivre, film clé de son œuvre, jusqu’à Ran, Kurosawa est constamment parvenu à impliquer le spectateur dans ses films, à ne jamais le laisser s’installer dans le confort d’une lecture convenue et à lui donner envie d’aller au-delà du simple divertissement pour prendre part à la réflexion sous-jacente proposée. Rashomon, Le Château de l’araignée, Les Sept samouraïs, Yojimbo, Sanjuro des camélias sont tous d’excellents films d’action qui, en outre, ouvrent la porte à une réflexion aux horizons puissants ; tout comme le font les « thrillers » Chien enragé, Les Salauds dorment en paix et Entre le ciel et l’enfer.

En apportant une grande inventivité au découpage et à la composition du montage (Kurosawa montait lui-même la plupart de ses films), le cinéaste a toujours essayé de ne pas lasser le spectateur, de l’attirer irrémédiablement par le rythme de l’image. A la fin de sa carrière, Kurosawa opte pour des procédés de mise en scène beaucoup plus simples. Tout se passe comme s’il estimait que l’on peut faire passer des émotions sans artifices, simplement en allant droit à l’essentiel. Cette évolution est exactement à l’opposé de celle du cinéma japonais des années 1990. Cela a contribué à l’isolement du cinéaste dans son pays. Madadayo sera d’ailleurs un échec commercial retentissant : en termes d’effets stylistiques, il ne tenait pas la comparaison avec les films commerciaux aux budgets conséquents.

Comme tous les grands cinéastes, Kurosawa n’a pas une vision fermée et prédéterminée de ses personnages. Il avait probablement raison quand il disait que pour connaître un cinéaste, il faut s’intéresser aux personnages qu’il met en scène. Les personnages de Kurosawa sont à l’image de leur créateur : ombre et lumière à la fois, capables du meilleur comme du pire (faire un film de propagande ; tenter de se suicider). Même les personnages les plus « négatifs » et les plus sombres ne sont pas condamnés, le metteur en scène leur laisse la possibilité de révéler toute leur part d’humanité, tout comme il se fait un devoir de ne pas cacher la part d’inhumanité enfouie au plus profond des personnages « positifs ». Sugata Sanshiro perd parfois son sang-froid ; le docteur Sanada est capable du pire sadisme ; avant de retrouver espoir, le héros de Vivre passe une nuit entière à noyer son désarroi dans l’alcool ; Kahei, le pèlerin des bas-fonds, sous son apparente sérénité, cache un passé entaché : ce ne sont somme toute que des êtres humains.

A l’inverse, le Kagemusha, en s’appropriant la personnalité même du seigneur Shingen, et l’industriel Gondo, en acceptant de sacrifier sa carrière professionnelle pour sauver un petit garçon, semblent acquérir une certaine grandeur. Au final, certains personnages des films de Kurosawa, par leur complexité et par l’excellence de l’interprétation des acteurs choisis par le cinéaste, resteront gravés dans nos mémoires : le docteur de L’Ange ivre, le bandit de Rashomon, Kameda l’Idiot, le bureaucrate de Vivre, le général devenu seigneur du Château de l’araignée, le samouraï sans peur et sans reproche de Yojimbo, l’industriel d’Entre le ciel et l’enfer, le double de Kagemusha, le Sensei de Madadayo.

On est finalement heureux que la carrière du cinéaste s’achève avec le personnage du Sensei de Madadayo. Car on préfèrera à coup sûr garder en mémoire l’image de ce Sensei à la gaieté communicative. Le Kurosawa dont on se souvient, ce n’est pas le réalisateur distant et cynique de Dodes’caden ; ce n’est pas non plus l’homme qui a tenté de se suicider. Il est le « Sensei », « L’Empereur du cinéma japonais », celui qui a fait découvrir au monde entier ainsi qu’aux Japonais eux-mêmes toute la richesse d’une culture. Il est le cinéaste de la diversité, diversité des tons, des personnages, des genres cinématographiques. Il fait partie de cette catégorie de cinéastes à avoir réussi l’exploit de faire cohabiter action et réflexion. Et si ses films sont pour la plupart très faciles d’accès, il ne faut pas oublier qu’ils nous renvoient l’image d’un être profondément sensible, un être moral, lucide et idéaliste tout à la fois.

Pour tout cela, le « Sensei » peut être remercié.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur décapante

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur décapante

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…