Lorsquil apprend la décision de son père de se retirer et de diviser le royaume en trois parts destinées à chacun de ses fils, Saburo, le cadet, le traite publiquement de vieillard sénile : « Encore peu de temps et nous nous battrons les uns contre les autres, lavant le sang par le sang ». Hidetora ne peut supporter linsolence de son fils et le chasse. Pourtant, la prophétie de Saburo deviendra réalité. On réalise que le clan Ichimonji court à sa perte : Hidetora est répudié par ses propres fils, qui commencent à sentredéchirer. La sublime agonie du clan Ichimonji sera lente, mais inexorable – Ran signifie « chaos » en japonais.
Dans tous ses films traitant de la période féodale (Rashomon, 1950 ; Le Château de laraignée, 1957 ; Les Sept samouraïs, 1954 ; Kagemusha, 1980), Kurosawa décrit la violence, labsurdité et labsence de principes moraux inhérents aux enjeux du pouvoir. Ran, adaptation (très) libre du Roi Lear de Shakespeare, en est, avec Le Château de laraignée, la plus parfaite illustration.
A lorigine du chaos, un homme, Hidetora, qui croit accéder à la sagesse en renonçant au pouvoir et qui sillusionne sur ses fils. La sanction sera terrible : il sombrera dans la folie. Difficile dinterpréter cette folie. Est-elle la conséquence de la terrible vérité qui soffre à sa raison : ses fils ne sont que des scélérats assoiffés de pouvoir ; ou provient-elle de la prise de conscience de tout le sang quil aura fait couler au cours des batailles livrées ? Un peu des deux, probablement
Un autre personnage joue un rôle prépondérant dans le descente aux enfers du clan Ichimonji : dame Kaede, reprise du personnage de dame Asagi dans Le Château de laraignée. Dame Kaede, par ses mensonges, traîtrises et autres manipulations, incarne le Mal à létat pur.
Les trois fils du clan sont quant à eux dépassés par le processus dautodestruction du clan. Ils croient contrôler les événements, mais ce nest que pure illusion. Seul Saburo, par sa sincérité et sa raison, semble en mesure de prendre le contrôle de la situation. Mais il sera lui aussi, inéluctablement, balayé par les rouages menant au chaos.
Ran est un film superbe. Les séquences de bataille sont admirables, dans lesquelles Kurosawa se comporte en véritable peintre. Le sang sintègre merveilleusement à un formidable ballet de couleurs. On a dailleurs comparé les séquences de bataille des films de Kurosawa à La Bataille dAlexandre, du peintre Albrecht Altdorfer, ou encore à La Bataille de San Romano, de Paolo Uccello. Mais la dimension esthétique ne saurait faire passer au second rang la bestialité qui se dégage des images : un bras coupé, une flèche planté dans une orbite, des cadavres qui jonchent le sol par dizaines,
Cest dune manière profondément esthétique que le cinéaste montre lhorreur de la guerre. Tout se passe comme si, dans toutes ces scènes, un combat entre la beauté et lhorreur se jouait ; on retrouve alors le thème de la dualité cher à Kurosawa, et dont Kagemusha, son précédent film, était laboutissement.
Le film reçut dexcellentes critiques en Occident (un peu moins bonnes au Japon, cela ne surprend guère). Il faut dire que Kurosawa, juste après son sacre à Cannes en 1980 (Palme d’or), est devenu très « à la mode ». Quand on évoque Ran, on pense à Kagemusha et au Château de laraignée, avec qui il se dispute le titre de chef-duvre shakespearien du cinéaste. Mais Dodeska-den (1970) vient aussi à lesprit, car il traduit au mieux le « pessimisme anthropologique » que lon ressent à la vue du chaos proposé par Ran.
Voici donc lultime variation du cinéaste sur le misérable destin des hommes. Pourtant, on ne sent pas l’artiste désemparé de Dodeska-den. Accepter la fatalité est le meilleur moyen dêtre en paix avec soi-même et avec autrui.
Il y a eu la période dorée de Kurosawa, puis sa traversée du désert. Sa fin de carrière sapparente à celle dun homme parvenu à une ascèse totale. Ses six derniers films recèlent dune force extraordinaire.