À perdre la raison

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Joachim Lafosse questionne l´humain dans « À perdre la raison », drame quotidien sur une femme qui perd pied.

Le suspense est évacué d’emblée : sur son lit d’hôpital, Murielle pleure de les avoir perdus, demande à ce qu’ils soient inhumés au Maroc. Dans la scène suivante, un formidable plan large montre, décadrés sur la gauche, quatre petits cercueils chargés par tapis roulant dans la soute d’un avion. Murielle a fait « quelque chose de très grave », elle a tué ses enfants. C’est la fin de l’histoire, c’est le début du film. À perdre la raison a pour point de départ un fait-divers sordide survenu en 2007 en Belgique, quand Geneviève Lhermitte, incapable de composer avec sa vie de femme au foyer, avait assassiné ses cinq enfants. Sélectionné au dernier festival de Cannes dans la section Un certain regard, le film de Joachim Lafosse a soulevé la polémique en Belgique, où le mari de Lhermitte a évoqué une « insulte » faite aux victimes et invoqué « le droit à l’oubli ».

S’il y a pourtant quelque chose qu’on ne peut pas reprocher à À perdre la raison, c’est de donner dans le sensationnalisme. Déjà, et un carton pré-générique le dit, c’est une fiction pure. Surtout, Lafosse s’en tient aux faits : c’est l’avant qui l’intéresse, le chemin de croix quotidien d’une femme qui ne peut plus, la manière dont une mère de famille devient une Médée des temps modernes. Ça commence de manière très banale : Murielle (Émilie Dequenne) rencontre Mounir (Tahar Rahim), tombe amoureuse. Ils font beaucoup l’amour, se marient à la hâte, font un enfant très vite, puis deux, puis bientôt quatre. Le couple est logé par le docteur Pinget (Niels Arestrup), ogre new age adepte des séjours au Maghreb qui avait ramené Mounir dans ses bagages quand il était adolescent, l’entretient depuis. Dans cette cellule familiale asphyxiante, tout le monde étouffe, surtout Murielle qui, bientôt, passe ses journées au lit, pleure constamment et ne sait plus comment s’en sortir.

  
 
 
C’est cette famille dysfonctionnelle, rapiécée de partout, qui passionne le plus dans le film de Lafosse. Comment vit-on quand on se sent redevable de tout, même de son toit, quand on sait que son bienfaiteur n’est pas tout à fait désintéressé ? La question de la dette est au centre : Mounir et Murielle se savent tributaires, les cadeaux sont allés trop loin. Arestrup est parfait dans son rôle de protecteur doucereux, à qui il est impossible de dire non. Si les scènes au Maroc sont plutôt convenues (c’est l’exotisme des riads et de la mer de Casablanca qui motivent Pinget et charment Murielle), Lafosse évite l’écueil de vouloir expliquer le mal-être par la difficulté d’un mariage mixte. Non, la jeune femme perd pied parce que tout va trop vite, est trop scrupuleusement tracé pour elle. La tribu s’agrandit inexorablement, il est trop tard, Murielle ne peut plus gérer.

À perdre la raison se tient à distance respectueuse de ses personnages, ne se place du côté de personne, montre simplement que l’horreur est humaine et qu’il faut savoir la regarder en face. C’est parfois la faiblesse du film qui, détaché de tout parti-pris, se tient presque en dehors de son sujet. C’est peut-être, sans doute, la seule manière de traiter le fait-divers au cinéma ; il n’en reste pas moins que l’émotion est ailleurs. Dans l’interprétation d’Émilie Dequenne notamment, immense, repartie de Cannes avec le Prix d’interprétation féminine et qui tient son plus beau rôle depuis la découverte dans Rosetta. Qu’elle s’effondre seule dans sa voiture en chantant sur le "Femmes je vous aime" de Julien Clerc (il faut le talent de Lafosse pour réussir cette séquence) ou qu’elle tente de faire bonne figure en société, chaque expression de son visage, chaque mot sont d’une justesse absolue. Et quand vient l’explosion, dans une scène glaçante parce que filmée hors-champ, il suffit d’une phrase, prononcée par elle et hors-cadre également, pour que de Murielle, on ne cautionne rien, mais on comprenne tout.
 

Titre original : À perdre la raison

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Durée : 111 mn


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