Jalil Lespert travaille au corps les personnages qu’il filme et leurs trajectoires : sa caméra intrusive les suit, les devance, toujours à fleur de peau, tout près de l’épiderme, nous faisant ressentir cette vie organique du corps en mouvement , du corps qui souffre, qui sue. Comme dans le free jazz, c’est le corps qui est la base de tout, qui impulse son rythme, son intensité, son émotion ; le corps et, comme l’instrument, ce qu’il émet, ce qu’il communique: le long fou rire, lors de la scène dans la chambre d’hôtel, entre les trois personnages rencontrés par hasard, emplit soudain la pièce, le cadre, et retentit alors comme l’explosion finale, la cacophonie heureuse du trio musical à bout de souffle, à bout de force. Le rire est la plus belle des musiques, semble nous dire le cinéaste, la plus significative aussi, car elle est celle qui dit l’absurde, le soulagement.
Jalil Lespert expérimente également la dissonance, la rencontre imprévue et parfois non harmonieuse de deux entités, deux notes, deux vies. Comme dans l’improvisation en jazz, cette dissonance élève parfois l’âme, comme elle peut faire grincer atrocement les dents (le suicide de Magimel), nous laissant un goût amer dans la bouche.
L’éloignement, le rapprochement, la distorsion des corps dans l’espace témoignent d’un véritable travail sur l’élasticité de la matière cinématographique et de ses potentialités. Comme lors de la scène de la boîte de nuit où les personnages, filmés de très près, se meuvent avec fluidité et se rencontrent, s’entrechoquent avec douceur, dans une chorégraphie apparemment aléatoire où chaque « atome » vient se cogner, se greffer à un autre ; où la rencontre imprévue, inconnue, incontrôlée de « notes » interpelle les oreilles, la vue, les sens pour leur faire goûter l’infinité des « accords » possibles entre les individus.
Si certains n’ont vu que les écueils, et donc les faiblesses, d’un scénario, d’un schéma trop référencé, de personnages trop archétypaux, c’est qu’ils sont passés à côté de tout l’intérêt et la raison d’être de ces 24 mesures : une explosion de sensualité noire qui annonce un véritable talent de cinéaste. Car c’est incontestable, Jalil Lespert entreprend ici une vraie démarche, un vrai geste cinématographique.