Le Royaume-Uni ayant refusé toutes les propositions d’accords, et même tenté de renverser Mossadegh, le divorce entre les deux nations est légitimement consommé : les colons sont expulsés d’Iran et interdits sur le territoire. Churchill agite le pantin communiste pour mieux effaroucher Eisenhower, qui envoie la CIA semer la zizanie en Iran. Août 1953 : le Shah limoge Mossadegh, les émeutes éclatent dans tout le pays. Vandales, généraux et journalistes sont payés par la CIA pour aller démolir l’image et la résidence de Mossadegh. La démocratie iranienne se consume aussi vite qu’elle est née, le général Zahedi est imposé comme nouveau premier ministre. S’ensuit tout ce que l’on nous rabâche copieusement sur l’Iran, mieux connu aujourd’hui pour appartenir au très pathétiquement célèbre « Axe du Mal », cher à feue l’administration George Bush, qui a déposé l’empreinte de ses doigts sales sur tout le Moyen-Orient… On rit jaune.
Ce récit historique, encore bien plus dense en réalité qu’il n’est brossé ici, s’avère capital pour comprendre la portée de ce film, Lion d’Argent 2009 à Venise. L’été 1953 constitue un véritable tournant quant au devenir de l’Iran, à l’image de nos quatre héroïnes réunies au croisement de leur destinée. « Destinée » au singulier, car toutes sont condamnées à la chute. Leurs propres tentatives d’émancipation n’ont malheureusement qu’une issue, fatale, intrinsèquement liée à l’Histoire tragique du pays. Shirin Neshat s’est inspirée du roman éponyme de Shahrnush Parsipur, censuré en Iran, Women Without Men. En tant que réalisatrice, elle doit jongler entre fiction et chronique historique. Pari difficile – on le ressent dans la structure du film – dont elle se tire plutôt finement. Munis brimée par un frère autoritaire, écoute sans cesse la radio à l’affût des actualités. Elle suit avec avidité les rebondissements de l’affaire secouant le pays, sous le regard irrité du frangin qui désire la caser de force.
« Ce soir, tu vois un prétendant. Si tu l’impressionnes, tu auras peut-être un mari et une vie. »
Une vie, Munis en veut une, mais pas celle qu’ambitionne son frère traditionaliste. La sage et naïve Faezeh, étrangère au désordre qui sévit dans les rues de Téhéran, rêve d’épouser le tortionnaire de son amie Munis. La mutique Zarin mène une vie de prostituée dénuée de plaisir. Frêle et pâle, nerveuse, fiévreuse et fragile comme un animal traqué, elle perd les pédales, en proie à d’horribles hallucinations. Sa fuite de la maison close la mène chez Fakhri, une cinquantenaire dégoûtée par son mari militaire dont elle s’est séparée, récente propriétaire d’une demeure isolée dans un jardin édénique.
Le déroulement historique est presque entièrement véhiculé par les annonces radiophoniques dont Munis, la moins passive des quatre, se fait le relais, d’où son côté elliptique. Ce parti pris est assumé par Shirin Neshat, qui porte en contrepartie une grande attention aux atmosphères, à la limite du fantastique. La maison de Fakhri, dans son jardin sauvage, apparaît comme une sorte d’oasis fantasmatique et hors du temps, dans lequel nos trois autres héroïnes, blessées, resteront quasi-convalescentes, scotchées au chevet de Zarin, incurable. Mirage… Nos trois oiseaux resteront en cage, après avoir renoué brièvement avec la liberté, leurs corps, ou leurs sensations, dont elles avaient été dépossédées. Le montage n’est pas articulé par hasard autour du saut dans le vide de Munis, du haut du toit de sa prison familiale.
Gracieuses, fugitives, les femmes s’enveloppent de leur chador pour courir dans la rue, se cacher, dissimuler leur honte, se barricader… Plus qu’un instrument d’oppression, comme nous le voyons de manière assez manichéenne en Occident, c’est une pièce vestimentaire archi-codifiée, que les femmes subissent autant qu’elles en usent pour faire passer certains messages, évoluer dans la sphère publique. Plus qu’un vêtement, c’est une manière de se présenter, de se positionner sur la scène sociale, à une époque où les femmes avaient encore le choix de le porter ou non. D’un côté Faezeh s’en servira pour montrer sa docilité à l’homme qu’elle idolâtre, mais ça ne l’empêchera pas d’être violée par deux salauds… De l’autre, il permettra à Munis d’aller tranquillement et régulièrement s’installer dans un café réservé aux hommes pour pouvoir continuer à écouter la radio et finalement rejoindre les activistes communistes, sans que sa respectabilité ne soit remise en question. Zarin, elle, se couvrira d’un drap comme cache misère pour disparaître de sa propre vie…
L’enjeu de ce premier long métrage, pour Shirin Neshat, était d’arriver à adapter un symbolisme sensuel, délibérément féminin et délicat à un scénario ultra riche, dans la forme comme dans le fonds. Elle n’a pas choisi la facilité. On lui pardonnera ses excès lyriques parfois attendus. La luxuriance des images n’est pas si gratuite qu’elle peut en avoir l’air. Shirin Neshat rend hommage à ses aïeux et nous rappelle à quel point la culture iranienne fût raffinée avant d’être réduite à un sinistre épouvantail. A l’heure des révoltes tunisiennes ou égyptiennes, devant la friche irakienne, on peut préférer les réalisateurs qui se coltinent de véritables enjeux politiques en les pliant à leurs visions personnelles, à ceux qui, comme dans Des hommes et des dieux (aussi louable soit-il pour son idéalisme), évitent copieusement l’engagement critique, prétextant la leçon de tolérance et le dépassement de l’Histoire (en l’occurrence, le passé récent de l’Algérie) au nom du pardon et de la communion. Confortable… Tout le monde n’est pas Jésus pour accepter de tendre la joue gauche. Tant que l’on n’aura pas compris cela, les terroristes auront de beaux jours devant eux.
(1) Foire internationale d’art contemporain, qui se tient chaque année à Paris.
(2) Sur le stand de la galerie Jérôme de Noirmont, qui représente l’artiste en France.